Une large foule se presse autour du chantier naval de Boston, le 20 septembre 1797, pour assister à un événement encore exceptionnel: le lancement d’un navire de guerre, de surcroît le plus puissant jamais mis à l’eau de ce côté de l’Atlantique. Les flancs peints en noir contrastent avec le doublage de cuivre étincelant de la coque, offrant un spectacle magnifique. Mais les hourras qui s’élèvent lorsque le chef de chantier donne le signal de libérer la frégate s’étranglent: trop lourde pour une rampe insuffisamment inclinée, la Constitution – c’est son nom – refuse obstinément de glisser. Il faudra plusieurs tentatives pour qu’elle accepte enfin de se mouiller, le 21 octobre suivant.
Comme le souligne avec malice l’historien Nathan Miller, l’épisode symbolise à merveille la naissance hésitante de l’US Navy en cette fin de XVIIIe siècle. À quoi bon une marine militaire? s’interroge en effet le Congrès une fois l’indépendance acquise, en 1783. Les États-Unis, tout neufs mais bien pauvres, n’ont pas d’ennemis: Versailles est un allié et Londres a compris l’intérêt commercial à retirer de ses ex-colonies. La Continental Navy a donc vendu sa dernière unité en 1785… juste quand les corsaires d’Alger s’emparent de deux navires marchands. Ce n’est qu’un début. Profitant du désordre naval qui suit le commencement des guerres de la Révolution, en 1792, les Barbaresques multiplient les prises dans l’Atlantique. Après d’ardentes discussions au Congrès et à la condition d’y renoncer en cas de paix avec les corsaires du Maghreb, le président George Washington obtient, le 27 mars 1794, la création officielle d’une US Navy dotée de six frégates: quatre de 44 canons et deux de 36 canons.
Pour concevoir le modèle le plus lourd qu’il veut , le secrétaire d’État à la Guerre, Henry Knox, se tourne vers le constructeur Joshua Humphreys, flanqué d’un jeune architecte récemment émigré d’Angleterre, Josiah Fox. Respectant les vœux du ministre, les deux hommes dessinent un navire capable d’embarquer 30 canons de , pièces lourdes alors réservées à la deuxième batterie des vaisseaux de ligne, la frégate classique étant plutôt armée de pièces. Le 1 novembre 1794, à Boston, la est la première de la série à être mise sur cale.