Diapason

Diapason d’or 2023

JOHN ADAMS

NÉ EN 1947

Slonimsky’s Earbox. My Father Knew Charles Ives. Tromba lontana. Lollapalooza.

Tonhalle-Orchester Zürich, Paavo Järvi.

Alpha. Ø 2022. TT : 54’.

TECHNIQUE : 4,5/5

Enregistré en mars 2022 par Jean-Marie Geijsen à la Tonhalle de Zurich. Image orchestrale ample et profonde, dans un espace acoustique peu réverbéré.

Des percussions excellemment définies apportent la touche finale à un relief sonore superlatif.

Il y a, chez John Adams, un avant et un après The Death of Klinghoffer (1991). Ce parcours le prouve, de la découverte du « minimalisme » au récit autobiographique en passant par l’assimilation stravinskienne et la référence à l’Amérique du quotidien. Double hommage, Slonimsky’s Earbox (1995) représente un tournant dans sa production orchestrale. Si le titre évoque le musicologue et compositeur Nicolas Slonimsky et plus particulièrement son Thesaurus of Scales and Melodic Patterns, le matériau puise aussi au Stravinsky de L’Histoire du soldat ou du Chant du rossignol, ni tout à fait « russe », ni encore néoclassique. La musique, à l’ancrage tonal évident, y procède par accumulation de matières, timbres, motifs, jusqu’au climax final.

Autre dédicace, autre pièce d’envergure, le tryptique My Father Knew Charles Ives (2003) convoque allusions à Ives (les volets The Mountain et Concord – titre emprunté à la fameuse sonate pour piano de l’aîné – posent de vraies-fausses « questions sans réponses »), réminiscences de fanfares américaines et une nature toujours inspiratrice (des motifs glissants imitant des cris d’animaux nourrissent l’atmosphère nocturne de The Lake).

De moindres dimensions, les deux autres pièces évoquent des univers tout aussi importants pour le compositeur. La découverte du minimalisme musical se perçoit aisément dans Tromba lontana (1985-1986), « fanfare pour orchestre ». Sur une nappe rythmico-mélodique changeante et multicolore, évoluent un thème de trompette et, sous-jacents, un contre-thème alenti aux cordes graves et des motifs agités. Lollapalooza (1995) est plus anecdotique : le titre, évocateur d’un quotidien typiquement états-unien, se réfère à l’ultime KO d’un combat de boxe; c’est l’accentuation du mot qui a fourni, par association d’idées musicales, le motif générateur – obstiné – de la pièce.

Réalisé à l’issue d’une résidence de John Adams à l’Orchestre de la Tonhalle de Zurich, l’enregistrement témoigne du travail accompli par les musiciens avec le compositeur. L’extrême richesse de l’élaboration thématique, la subtilité de l’orchestration sont plus finement soulignées par Paavo Järvi que dans de précédentes gravures (celles du récent coffret Nonesuch, par exemple). Ainsi, la trompette de Concord s’avère coloriste et nuancée à Zurich. Parfois moins pressés (Slo nimsky’s Earbox, Lollapalooza), les tempos adoptés ici autorisent une meilleure appréciation de la polychromie instrumentale, et les éléments motiviques gagnent en relief dans la phrase, loin de se borner à de simples composantes d’atmosphère (My Father knew…). Une passionnante alternative.

Anne Ibos-Augé

THOMAS ADÈS

NÉ EN 1971

Dante.

Los Angeles Philharmonic, Gustavo Dudamel.

Nonesuch (2 CD). Ø 2022.

TT : 1 h 30’.

TECHNIQUE : 4,5/5

Enregistré par Alexander et Dmitriy Lipay en avril 2022 au Walt Disney Concert Hall de Los Angeles.

Une image sonore ample avec une remarquable densité de textures et un mixage lui donnant, quand l’écriture l’exige, un traitement plus aérien. Belles couleurs sombres de l’orchestre et des voix.

Décidément, avec Thomas Adès chaque nouvelle partition, ou presque, est un accomplissement que le disque relaie avec bonheur. Après un concerto pour piano jouant au chat et à la souris avec les références du passé (Diapason d’or, cf. no 690) puis un florilège aux incrustations non moins ludiques de jazz et autres éléments populaires (cf. infra), voici un ballet. Créé en 2021 à Londres, repris à l’Opéra de Paris (cf. no 722), The Dante Project est le fruit d’une collaboration entre le compositeur, le chorégraphe Wayne McGregor et la plasticienne Tacita Dean. Aux trois mondes du poète correspondent trois univers musicaux distincts.

Inferno puise à Franz Liszt, Purgatorio invite la spiritualité orientale, Paradiso déroule un long flux ascensionnel. Les treize épisodes d’Inferno figurent inquiétude et vices en sections imagées – trilles et claquements percussifs de guêpes harceleuses d’égoïstes, ligne plaintive dessinant la descente aux enfers. S’y glissent nombre d’allusions parlantes : parmi elles, une très fine orchestration de la Bagatelle sans tonalité de Liszt est l’Ouragan infernal du deuxième cercle de l’enfer, une citation de la Totentanz du même évoque les Suicidés, le cancan drolatique du Grand Galop chromatique règle leur compte aux Voleurs et une réminiscence de Carmen visite dans l’univers des Devins. Toutes évocations visant finalement à s’éloigner d’une narration trop évidente pour tendre à la finesse d’une abstraction remarquablement et subtilement construite : l’enfer que peint Adès est divers, accumulation d’idées, de motifs, d’atmosphères plus qu’emprunt dédié.

La couleur change au Purgatoire, invitant la voix préenregistrée d’un hazzan (cantor juif), empruntant échelles orientalisantes et ton populaire. Les trois derniers des sept épisodes suggèrent le Paradis terrestre en sonorités résonantes (flûte, cloches tubulaires, glockenspiel, harpe) en même temps qu’ils basculent vers la tonalité de plus en plus affirmée de si majeur – « l’éclat divin » selon Adès.

Le Paradis, enfin, enchaîne motifs obstinés et progressions dynamiques dans un flux continu rappelant le Smetana de La Moldau. Y évolue, toujours variable, une phrase de vents, écho à l’obsession dantesque des cercles, dont le tournoiement et la densification progressive gagnent l’ensemble de la matière sonore, jusqu’à un chœur féminin « angélique » (où passe le souvenir de Couperin et de Liszt), éternelle lumière à laquelle Dante accède en son ultime chant.

Gustavo Dudamel – familier et grand admirateur de l’œuvre d’Adès – et le Los Angeles Philharmonic servent remarquablement cette musique-monde qui navigue à plaisir entre réalité et illusion, vraies et fausses citations, tonalité et polarité, légèreté et densité. Textures et plans sonores sont parfaitement définis, un soliste se détachant parfois (cor anglais, violoncelle, clarinette) pour incarner plus précisément une atmosphère ou un acteur de cette trilogie poétique.

Anne Ibos-Augé

Lieux retrouvés (a). Märchentänze (b). Hotel Suite from the opera Powder Her Face. Dawn.

Pekka Kuusisto (violon) (b), Tomas Nuñez (violoncelle) (a), Orchestre symphonique de la Radio finlandaise, Nicholas Collon.

Ondine. Ø 2021-2022. TT : 56’.

TECHNIQUE : 4,5/5

Enregistré en octobre 2021, avril et mai 2022 au Centre de musique d’Helsinki par Anna-Kaisa Kemppi et Enno Mäemets. Espaces et timbres orchestraux sont parfaitement définis. Scènes sonores amples et profondes, localisation et contours instrumentaux d’une grande précision.

Hâtivement qualifiée de postmoderne, la musique d’Adès échappe aux convenances. Si elle convoque certains aspects du langage « classique » (tonalité, polarité, modalité), c’est pour mieux les contrarier. Si elle s’amuse d’intrusions « extra-classiques » (tango, jazz, musiques populaires), c’est pour mieux les flouter. Si elle joue des emprunts, c’est pour mieux « raconter », même en l’absence de texte. Les quatre partitions retenues par Nicholas Collon illustrent idéalement la diversité musicale du compositeur, comme le flirt, de près ou de loin, avec le classique, les clichés, la modernité. Hotel Suite (2018) est la troisième œuvre pour orchestre à puiser son matériau dans l’opéra Powder Her Face (1995) contant l’histoire sulfureuse de Margaret Campbell, duchesse d’Argyll, et de ses nombreux amants. S’y retrouvent quelques échos distordus de jazz ou de tango (Overture, Scene with Song, Finale), tandis que l’instrumentation alterne aération subtile et épaisseur menaçante (Wedding March, Waltz).

Esthétique différente pour les proustiens Lieux retrouvés (2016). Cette pièce, à l’origine pour violoncelle et piano, abolit les clivages entre tonalité et atonalité (La Montagne), se plie sans austérité aux techniques sérielles (Les Champs). Lignes fluides évoluant du statisme à la profusion (Les Eaux), articulations abruptes, échos du Cancan d’Orphée aux enfers d’Offenbach (La Ville) sont autant d’éléments narratifs. Adès aime également à suggérer dans les Märchentänze (2021). Ces miniatures, à l’origine pour violon seul, empruntent au Volkston romantique et à l’imaginaire schumannien, mais aussi au monde de Vaughan Williams dans A Skylark for Jane. Dawn (2020) referme le panorama par une double référence à la pandémie durant laquelle l’œuvre a vu le jour et à la chaconne baroque. La pièce, en un ut majeur souvent contredit, combine deux motifs opposés jusqu’à une fin en apothéose : lever d’un jour éclatant.

Pour ces premières au disque, Collon sait à merveille donner la parole quand et comme il convient aux interprètes – les solistes Pekka Kuusisto (créateur des Märchentänze dans ses deux versions) et Tomas Nuñez (qui reprend ici le flambeau de Steven Isserlis) comme les musiciens de la Radio finlandaise. Tous rehaussent par une lecture sensible, délicatement détaillée, toujours d’un lyrisme convaincant, cet univers hésitant entre ironie et nostalgie, qui prend l’âme et sait la surprendre.

Anne Ibos-Augé

GRAZYNA BACEWICZ

1909-1969

Concerto pour piano (a). Concerto pour deux pianos (b). Ouverture. Musique pour cordes, trompettes et percussion.

Peter Jablonski (a, b), Elisabeth Brauss (b) (piano), Orchestre symhonique de la Radio finlandaise, Nicholas Collon.

Ondine. Ø 2022. TT : 1 h 03’.

TECHNIQUE : 4/5

Enregistré au Helsinki Music Centre en avril et décembre 2022 par Anna-Kaisa Kemppi et Enno Mäemets. Très bon équilibre entre le(s) piano(s) soliste(s) et l’orchestre. Belles couleurs, espace ample et bien défini, même si ce dernier perd légèrement en ampleur.

« Je cours, je ne marche pas », confessait Grazyna Bacewicz. Et non, sa musique, même dans ses mouvements lents, ne marche pas : elle avance, prestement. Pianiste et violoniste, cette élève de Nadia Boulanger revendiquait en outre l’importance de l’architecture musicale. Et oui, ses œuvres témoignent d’une remarquable pensée structurelle, parfois cyclique, changeante, empruntant aux classiques pour mieux s’en détourner, comme dans l’Ou verture de 1943, dont l’effervescence est toute italienne quand les interjections des vents nous ramènent au Paris du groupe des Six. Des cadences et ponctuations altérées quelquefois, malicieuses souvent, vives toujours, émaillent les concertos – pas forcément aux moments attendus. Stravinsky, Prokofiev, Bartok, Szymanowski ont, parmi d’autres, contribué à faire éclore puis à nourrir cette pensée singulière, partout captivante. Bacewicz puise aussi dans le terroir polonais, comme dans l’Alle gro moderato ou le finale du Concerto pour piano (1949) confrontant un oberek syncopé ponctué de percussions à des sections purement orchestrales où la parole est fréquemment donnée aux vents.

La plupart du temps, la structure revendiquée ne découle pas des thèmes différenciés du langage classique mais plutôt de textures instrumentales, de brefs motifs mélodiques ou rythmiques, de répétitions obstinées, d’oppositions de tempos et de tessitures. Les trois mouvements du Concerto pour deux pianos (1966), où les solistes conversent tantôt aimablement tantôt plus vivement, jouent ainsi de couleurs complémentaires, de formules répétées ou de moments confinant à l’improvisation rêveuse (Larghetto). Ceux de la Musique pour cordes, trompettes et percussion (1958), hommage non déguisé à la Musique pour cordes, percussion et célesta de Bartok, privilégient tour à tour les différentes percussions : timbales et célesta (I), célesta (II) puis xylophone (III) répondent aux archets et aux cinq trompettes obligées en un univers d’une rare âpreté.

Subtils, précis, engagés, Nicholas Collon et les musiciens la Radio finlandaise servent au mieux cette musique à la rythmique complexe, à l’harmonie imprévisible, au discours d’une rare originalité. Quant à Peter Jablonski, qui avait déjà gravé l’œuvre pour piano seul, il est ici chez lui. Après des concertos pour violon par Joanna Kurdowicz (Chandos, 2009) et une monographie autour du piano de Krystian Zimerman (DG, 2009), voici une nouvelle pierre à l’édifice d’une œuvre puissante autant que saisissante.

Anne Ibos-Augé

CARL PHILIPP EMANUEL BACH

1714-1788

Sonates pour flûte et basse continue Wq 83, 124, 128 et Wq deest (ex BWV 1020). Sonate pour flûte seule Wq 132.

Accademia Ottoboni : Manuel Granatiero (flûtes), Yu Yashima (clavecin), Marco Ceccato (violoncelle).

Arcana. Ø 2020. TT : 58’.

TECHNIQUE : 3/5

Enregistré en juin 2020 à l’église San Francesco de Cori (Italie) par Canio Giuseppe Famularo. Trois instruments aux timbres agréables, captés en très gros plan, superposés sans véritable lien acoustique. Cette extrême proximité nuit à la cohérence de l’image stéréo, qui manque d’air et de relief.

De Leipzig à Berlin, itinéraires d’un sentiment. Au départ, la main du fils doué se confond avec celle du père illustre : c’est la sonate en sol mineur, longtemps cataloguée BWV 1020, souvent jouée au violon. Manuel Granatiero et Yu Yashima font oublier combien la patte du Cantor est présente dans cet essai : moins précautionneux que Barthold Kuijken et Bob Van Asperen (Vivarte, 1993), plus allants que Wilbert Hazelzet et Jacques Ogg (Glossa, 2002), ils conjuguent avec bonheur mordant et douceur. A Francfort-surl’Oder, où le jeune homme étudie le droit, la langue prend un tour plus personnel; sans rien perdre en fraîcheur (Allegro), le flûtiste chante l’Adagio, dessine le Menuet de la Wq 124; soulignant leur sensibilité, il permet de mesurer le processus de maturation en cours.

Quoique prestigieux, son emploi à la cour berlinoise de Frédéric II n’épanouit pas Carl Philipp Emanuel Bach. Le monarque joua-t-il la Sonate Wq 128 dont l’Andante initial réserve à la flûte, son instrument de prédilection, un nuancier d’émotions d’une grande subtilité ? L’Accademia Ottoboni en décline toutes les couleurs, de la caresse au silence, épouse en souplesse les humeurs changeantes de l’Allegro, l’élégance parfois capricieuse du Vivace : galant, certes, mais substantiel. Page de la maturité, la Wq 83, adaptation d’une œuvre en trio, est plus riche encore, avec un Allegro un poco syncopé, un Largo en mode mineur auquel Granatiero et Yashima donnent le caractère d’un rêve, d’une méditation qui s’élaboreraient devant nous avec spontanéité. Sur la copie par Martin Wenner d’un instrument de Quantz (chaque sonate est abordée sur une flûte différente), le flûtiste déjoue avec art les pièges du redoutable Solo Wq 132, si exigeant d’un point de vue expressif et technique : nous sommes comblés par la plénitude sonore qu’il met au service d’une éloquence bien comprise. Plus assurée, disposant d’un continuo mieux inspiré que l’intégrale de Barthold Kuijken (Accent, 2006), cette réalisation de premier plan offre une magnifique porte d’entrée à l’univers de C.P.E. Bach.

Jean-Christophe Pucek

JOHANN SEBASTIAN BACH

1685-1750

L’Art de la fugue BWV 1080.

Kenneth Weiss (clavecin).

Paraty. Ø 2021. TT : 1 h 18’.

TECHNIQUE : 4,5/5

Enregistré par Hugo Romano Guimarães au Centre culturel de Belém (Portugal) en mai 2021. Un clavecin historique de 1782 aux aigus et harmoniques d’une grande douceur, capté en proximité. L’instrument, qui apparaît décalé à gauche et en diagonale de l’image, s’épanouit dans un espace aéré.

A l’heure où les interprètes l’abordent souvent dans une adaptation pour ensemble instrumental, ils ne sont plus si nombreux à se lancer, au clavecin, dans L’Art de la fugue. Les plus téméraires, ceux qui entreprennent seuls l’ascension, se réduisent même à une poignée. Même Gustav Leonhardt, dans son enregistrement de 1969 (DHM), conviait dans les Contrapuncti XII et XVIII Bob Van Asperen (qui en signe par ailleurs une version partiale mais de grande classe pour Aeolus, 2018). Le maître amstellodamois, dont Kenneth Weiss fut l’élève, écartait le Contrapunctus XIII au profit du XVIII, qui en est la version élargie à quatre voix. Weiss fait le choix inverse. Il retient aussi les quatre canons, utilisés comme ponctuation : le premier isole le bloc des quatre fugues simples; les autres s’insèrent avec naturel dans le flux narratif. Réalisant un véritable tour de force, Weiss déroule L’Art de la fugue comme une histoire, loin des visions plus cérébrales (celle d’un Fabio Bonizzoni chez Glossa, par exemple), et fait pénétrer les passions, sans jamais rogner sur la rigueur dans la conduite des voix. L’architecture est maîtrisée, magnifiée par l’impulsion vitale qui la traverse.

Malgré l’omniprésence de la tonalité de mineur, rien n’est ici monochrome : l’appel des oiseaux apporte au Contrapunctus IV une discrète touche naturaliste, le VI revêt, par ses notes pointées, une solennité à la française. Voyez aussi le sentiment tragique né des chromatismes du VIII comme ceux, crânement assumés, qui font ricocher le cours farouche du IX, lui-même prolongé par les tourbillons du Canon alla ottava. Les ondoiements du X, la tranquillité apparente du XII, l’humeur primesautière et un peu narquoise du XIII : voici un parcours où le cadre strict n’emprisonne jamais l’imagination.

Servi par les couleurs chaleureuses du Taskin (1782) du Musée de la musique de Belém, cet Art de la fugue selon Kenneth Weiss, par la clarté de ses idées, son engagement, sa sensibilité, se fait une place parmi les sommets de la discographie.

Jean-Christophe Pucek

L’Art de la fugue BWV 1080.

Cuarteto Casals.

HM. Ø 2022. TT : 1 h 08’.

TECHNIQUE : 4,5/5

Enregistré par Alban Moraud en mars 2022 au Castell de Cardona (Espagne). De la réverbération du lieu, longue et imposante, la captation ne retient que la part nécessaire à la cohésion et l’homogénéité des timbres. Image parfaitement équilibrée et définie, semblable à celle d’un instrument unique mais polyphonique.

L’homogénéité des timbres estelle souhaitable pour jouer L’Art de la fugue ? En quatorze fugues et quatre canons, notés sur quatre portées séparées et autonomes, comme destinés à un ensemble indéfini d’instruments ou même de voix, Bach démontre le large éventail de possibilités contrapuntiques qu’offre un même thème. Les musicologues d’aujourd’hui privilégient le clavier (clavecin ou orgue) pour interpréter ce recueil, et il se trouve qu’à l’époque de sa gestation (1740-1750), le quatuor à cordes en tant que tel n’existait que sous la forme embryonnaire de divertimento a quattro. Mais ce choix s’avère en réalité proche de l’idéal : les quatre voix notées par Bach dans les registres de soprano, alto, ténor et basse, moyennant d’infimes ajustements de tessiture, s’adaptent exactement à la formation réunissant deux violons, alto et violoncelle.

Après les Emerson jadis (DG) et tout récemment l’Ensemble Richter (Passacaille, cf. no 721), le Cuarteto Casals relève le défi avec une fantaisie, une musicalité, une intelligence supérieures. Nos musiciens ont développé depuis deux décennies un style personnel et raffiné, fait de sonorités incisives, d’angles vifs et d’arêtes pointues, d’un solide sens du rythme, de la continuité dramatique et de l’aération polyphonique. Usant de cordes en boyau, évitant largement le vibrato, ils emploient des archets baroques leur permettant une articulation très subtile.

Dès les cinq premiers Contrapuncti, d’apparence pourtant relativement simple et hiératique, et avant même que s’instaure (Contrapunctus VII) une complexité croissante dans le maniement et le jeu des voix, l’auditeur ressent une forte sensation de progression du discours et plus encore d’évolution et d’intensification de l’expression, ce qui est une forme d’exploit s’agissant d’un recueil de fugues !

Individualisant leurs timbres, constamment attentifs à varier caractères, rythmes et tempos, les interprètes tracent une trajectoire presque symphonique à travers l’œuvre. Le monument se referme sur le Contrapunctus XIV resté inachevé (que les Casals concluent sur un accord de majeur) puis le Choral BWV 668 « Vor deinen Thron tret’ich ». Mieux qu’un monument, un voyage fantastique, conjuguant fluidité et aspérités, fraîcheur et irrévérence, tension et émotion.

Patrick Szersnovicz

« Bach et l’Italie ». Concerto italien BWV 971. Fantaisie chromatique BWV 903 (Fantaisie). Concertos BWV 

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