Les critères littéraires ont souvent joué un rôle secondaire au moment de remettre le prix Goncourt. Magouilles en tous genres, arrangements entre amis ou entre ennemis, charité bien ordonnée commençant par elles-mêmes des maisons d’édition historiques. Au point que fut créé le mot Galligrasseuil pour désigner la mainmise de Gallimard, Grasset et Le Seuil sur le Goncourt via leurs représentants au sein du jury, puis celui de Galligralbin pour signifier la perte d’influence du Seuil au profit d’Albin Michel.
Sous le règne de Bernard Pivot, président de 2014 à 2019, un vent de moralité souffla sur l’Académie, la déontologie trouva des droits jusqu’alors inconnus. Las, à peine le chat parti, les souris se remirent à danser sous la direction d’un nouveau maître de ballet, une recension dévastatrice d’un roman d’Anne Berest en lice pour le prix Goncourt et à ce titre en concurrence avec son compagnon François Noudelmann. Le pire restait à venir deux ans plus tard. Il était déjà consternant de préférer de Brigitte Giraud au de Giuliano da Empoli, de préférer un article de magazine féminin étiré à grand-peine aux dimensions d’un roman dépourvu de style à des noces réussies entre une réflexion sur le pouvoir et la fiction. Mais la décision se révélait en outre le fait du prince : non content de faire usage de sa double voix présidentielle pour départager les deux prétendants, Didier Decoin décréta, en parfaite contradiction avec les statuts maison, qu’un ouvrage déjà primé ne pouvait l’être par le Goncourt ( avait reçu le Grand Prix de l’Académie française). Entre autres motifs plus obscurs, on devinait surtout la volonté de faire allégeance au féminisme en vogue, même sous ses dehors les plus médiocres d’un point de vue littéraire. Car désormais, le prix Goncourt sera idéologique ou ne sera pas, les chances des quatre livres finalistes de l’édition 2023 tiennent moins à des qualités esthétiques qu’à leur soumission aux commandements de la doxa du jour. Les motifs idéologiques l’emportent sur toute autre considération. Le plus inattendu du dernier carré est sans conteste Gaspard Koenig. Les deux personnages de son roman se passionnent, et nous avec, pour le lombric. Du sort fait à cet animal, apprend-on dans , dépendra en partie le nôtre : Arthur se lance à la campagne dans , Kevin à la ville dans le , procédé basé sur l’appétit insatiable des bestioles en question pour nos déchets. Le néo-rural et l’industriel débutant connaissent bien des déboires, contés d’une plume alerte par l’auteur, aussi à l’aise dans la vulgarisation scientifique que dans le troussage d’intrigue.