Diapason

Antonin Dvorak Style Bohême

On vous parle d’un temps où les peuples s’éveillent. Sous le joug habsbourgeois depuis le XVIe siècle, germanisés, les Tchèques du XIXe ne veulent plus être traités en citoyens de seconde zone. L’heure est à la reconquête de leur identité propre. Quitte à ce que l’intelligentsia l’idéalise, la fantasme, voire falsifie l’Histoire. La lutte ne sera pas armée; elle passera par la culture. Prague n’a pas soif de sang, mais de lettres, d’art et de musique. Si Vienne donne du mou, le peuple doit prendre sur ses deniers personnels, par souscription, pour se construire un Théâtre national les pieds dans la Vltava. En attendant, on joue pendant vingt ans sur une scène dite « provisoire » (1862-1881). Dans la fosse longtemps régie par Smetana, un altiste en embuscade: ses collègues rient qu’en dehors du service, le nommé Dvorak se pique de composer.

Premier fils d’un boucher-cafetier de Bohême-Centrale, on attendait naturellement de lui qu’il prenne la suite du père. Mais la musique lui plaît mieux. Au violon ou à la tribune d’orgue, sans aucune prétention virtuose. L’auberge et la messe. Puis des leçons pour boucler le mois. Et donc l’opéra, depuis ce jour où l’orchestre de bal dans lequel il frottait les cordes fut appelé en renfort. Fosse dans laquelle il officiera de longues années mais, malgré quelques applaudissements locaux, scène sur laquelle il ne sera pas suffisamment reconnu, jusqu’à ce qu’un désormais célèbre « Chant à la lune » fasse un tube, quoique longtemps limité aux pays slaves.

Douloureuse, la difficulté à conquérir le théâtre? Presque un mal pour un bien. Politiquement conservateur – il ne rêve pas d’indépendance totale comme les amis progressistes de Smetana mais se reconnait dans le parti des « Vieux-Tchèques», qui ne prône qu’une autonomie relative –, Dvorak doit sa réputation aux formes classico-romantiques. Dans les moules hérités du grand Beethoven et du cher Schubert, ses succès, outre les Danses slaves, reposent en effet sur des genres « purs » très exportables, car sans textes ni sujets qui en limiteraient la gloire au marché domestique. C’est même à ce chantre d’une certaine idée de la Bohême que certains confieront la mission de parrainer l’école nationale américaine dont ils rêvent. Tout ceci, pense l’intéressé, avec l’aide de Dieu.

Lacrimosa

Stabat Mater op. 58 (1876)

Musicien d’église, Dvorak ne feint pas la foi: dès la double barre tracée, ses manuscrits remercient le Très-Haut. Mais début 1876, c’est sa fille Josefa, partie à peine née, qu’il pleure au pied de la sainte Croix. L’année suivante, la perte de, , ). L’affaire n’allait pas de soi. Inconnu aux oreilles du public, le Tchèque n’imaginait manifestement pas, à la fin de la première version de son pour solistes, chœur et piano considérée comme « achevée », pouvoir le faire jouer par un orchestre. Comprenezle: ses pages de jeunesse, trop ambitieuses, étaient restées lettres mortes. Et même la notoriété acquise, l’éditeur Fritz Simrock ne croit pas au succès potentiel d’une cantate en latin – « il n’est que pour les états autrichiens, c’est-àdire pour les pays catholiques ». Et pourtant. Huit cent quarante voix, quarante violons, seize altos, autant de violoncelles et de contrebasses: le Royal Albert Hall, qui l’entendra lors de la première tournée du Bohémien outre-Manche (1884), envoie Dvorak au septième ciel. « Cela fait un bruit énorme, mais que c’est magnifique quand tout cela sonne! [Je] ne pourrais espérer mieux. » Prague (1880) et Brno (sous le geste de Janacek en 1882) avaient déjà applaudi le . Trois ans après Londres, l’Amérique et d’autres pays aussi. Mais Vienne? Hans Richter ne parvient à l’y donner qu’en 1888. Moue de la critique: la ne manque pas de remarquer qu’il chante « une langue [qui est] celle de l’amour terrestre, non du divin ». Eduard Hanslick, auteur de ces lignes lui-même né à Prague, n’en n’admire pas moins Dvorak. C’est qu’Antonin, qu’il découvrit avant tout le monde tandis qu’il siégeait au comité attribuant des bourses d’état à des compositeurs sans le sou, est proche des vues de son cher Brahms.

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