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Mythologie de la beauté Partie 1

Pour Hegel, la mode, c’est du sérieux: elle exprime la vérité d’une époque, le Zeitgeist, décrit dans Phénoménologie de l’Esprit, littéralement « l’esprit du temps ». Sentir le Zeitgeist, le découvrir, l’exprimer avant tout le monde, tel est l’horizon ultime du milieu de la mode. Comprendre ce qui sera en vogue avant que ce soit dans Vogue. Ainsi des « Supermodels ». En 1990, ce fut comme une apparition : du jour au lendemain, elles ont surgi de nulle part. Et du jour au lendemain, elles ont été partout. Comme si elles avaient toujours été là. Linda, Naomi, Christy, Cindy. Claudia. Une Canadienne, une Anglaise, deux Américaines, une Allemande de l’Ouest. Après la chute du Mur, elles incarnaient la beauté, la jeunesse, la santé, le pouvoir, l’argent, la liberté. La fin de la guerre froide. Elles étaient les filles de l’Occident capitaliste, vainqueur sans combat de l’idéal communiste. Les visages du Zeitgeist.

Deux ans plus tôt, en 1988, le photographe allemand Peter Lindbergh, né en 1944 en Pologne annexée par le Reich, avait senti le vent venir. Sur une plage de Santa Monica, il avait shooté en noir et blanc un groupe de filles encore peu connues, sans apprêt, simplement vêtues de chemises et culottes blanches : il y avait déjà Christy Turlington, Linda Evangelista et Tatjana Patitz, mais aussi Estelle Lefébure, Karen Alexander et Rachel Adams. Au bord de l’eau, une bande de Vénus s’éclatant comme des copines. Ça n’a l’air de rien, mais à l’époque, une photo de mode sans vêtements identifiables, sans maquillage, sans coiffure, sans couleurs et sans pose constituait une transgression majeure. « C’est un vrai choc, on peut se demander ce qu’elles ont fait pour devenir modèles », commente Peter Lindbergh en 2016 dans un documentaire qui lui est consacré ( de Gero von Boehm). Il ajoute, malicieux : « On a dit de cette photo qu’elle n’était pas utilisable. » On : l’une des plus grandes rédactrices de mode de son temps. Elle se trompait, puisque la série a fini par être publiée en août 1988 dans le US sous le titre « » (Une formebritannique de janvier 1990. Lindbergh y met en scène Linda, Christy, Tatjana, plus Naomi Campbell et Cindy Crawford. Toujours en noir et blanc, en lumière naturelle, en extérieur, dans les rues de New York, et pas les plus chics : dans le Meatpacking district, le quartier des anciens abattoirs. Elles portent leurs propres jeans, ont l’air d’avoir été prises sur le vif et de passer ensemble un moment un peu canaille. Encore une fois, ça n’a l’air de rien, mais ça change tout. Lindbergh y exprime ses convictions esthétiques les plus profondes. Son noir et blanc granuleux l’inscrit dans la lignée de la photographie sociale et ethnologique de Dorothea Lange, qui documenta la crise américaine des années 1930, ou du grand chef-opérateur français Henri Alekan, qui vient de faire la lumière et les ombres des(1987), le film de son ami et compatriote Wim Wenders. Selon lui, la photographie de mode n’a pas pour objet prioritaire de montrer des vêtements, elle se doit d’avoir une ambition artistique. « Si on ne permet pas à la photo de mode d’être beaucoup plus que de la mode, c’est juste de la photographie de catalogue », confie-t-il en 2017 lors d’une interview au magazineBeaucoup plus, c’est-à-dire ? « On définit le genre de femme d’une certaine époque. C’est plus important que d’aider l’industrie à vendre des vêtements. » En même temps, il avoue n’avoir eu aucune conscience sur le moment d’avoir pris une photo plus importante que les autres : il n’avait fait que suivre son intuition, comme d’habitude. Et chance, destin ou métier, son intuition avait rencontré le Zeitgeist.

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