Sept

Le faucon afghan

J’ai quitté Kandahar à bord d’une voiture flambant neuve pour prendre la route du Nord, escorté par deux jeeps bourrées de talibans, garde attribuée par le gouverneur unijambiste dans un élan de malignité et, ce qui est plus embêtant, dans un instant de lucidité. Au premier checkpoint, l’un des talibans, un commandant d’une vingtaine d’années, se montre très nerveux, sans que je puisse connaître l’origine de cette tension. Peut-être a-t-il mal dormi, à moins que ce ne soit la longueur du trajet, quelques heures de route à travers le désert pour bifurquer ensuite vers le nord, par une piste qui mène au pied des montagnes du Hazaradjat. Le commandant nerveux est pratiquement imberbe, mais il en impose avec un débit de paroles assez élevé. A chaque bosse sur la route, son pick-up menace de perdre l’un des soldats assis à l’arrière, d’autant plus qu’il est vivement recommandé pour un taliban de tenir d’abord son turban, avant même le banc du véhicule, la perte du couvre-chef étant une affaire plus honteuse qu’une simple chute à quarante kilomètres à l’heure, dût-elle entraîner de multiples contusions, voire une fracture du crâne. Heureusement, ou malheureusement, les talibans qui m’escortent ne souffrent pas encore de fracture du crâne, bien que, au fur et à mesure que se déroule le voyage et que monte la nervosité du petit commandant imberbe, je me prends à l’imaginer avec au moins un traumatisme.

La route n’est guère encombrée, hormis quelques camions, et nous filons vers Sangin, le bourgpavot. Qui a fumé fumera. L’opium sait attendre.» Au bout d’une longue piste poussiéreuse, après que nous avons croisé deux ou trois camionnettes, sans doute «les omnibus du pays de l’opium» que crut apercevoir Jarry, apparaît une bourgade, protégée par un petit château dans lequel stationnent quatre-vingt-cinq talibans. Non seulement ces soldats-théologiens n’entravent en rien le négoce juteux qui sourd des deux cents échoppes, mais en plus ils aident les commerçants, leur donnent un coup de main pour éviter les maraudeurs, refoulent des trafiquants un peu trop armés à leur goût, surtout les Iraniens, ceux qui arrivent en convois pour acheter de la pâte opiacée à la tonne et repartent hilares, en ayant contribué à faire baisser les prix. Tout cela n’affecte en rien Haji Mir Hajan, négociant en opium de son état, père de trois enfants, et qui vend ses sacs à l’odeur âcre, cent vingt kilos posés sur un tapis sale, au fond d’une cave voûtée et suintante devant laquelle rôdent une trentaine de gens en armes. Le petit commandant imberbe, qui visiblement ne s’est pas fracturé le crâne, a pris de l’assurance ainsi que de la nervosité et repousse dans un accès de colère les badauds, piétons, truands, commerçants, vendeurs d’héroïne, petits chimistes en herbe armés jusqu’aux dents qui se pressent sur le semblant de trottoir. Quand je murmure à l’oreille de Haji Mir Hajan, assis sur sa natte, que les cent vingt kilos d’opium étalés représentent environ cent vingt mille doses d’héroïne vendues dans les rues de Paris ou de New York, c’est-à-dire plusieurs wagons de billets en monnaie afghane et nombre de surdoses, de morts et de vies brisées, il se caresse la barbe, secoue la tête, regarde en direction du trottoir vers la foule armée comme pour me signifier que je ne fais vraiment pas le poids et finit par dire, oui, bien sûr, c’est un peu interdit, mais enfin il faut bien vivre, et la voiture, et l’essence, et la maison, et pourtant je ne prends pas un gros bénéfice, j’ai des frais, au moins le magasin à louer.

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