LE GRAND ENTRETIEN PAR ALEXIS BROCAS
Le voici donc, l'homme dont les romans existentiels nous ont soufflé à l'oreille mille questions plus ou moins inspirées… Et si j'organisais ma disparition pour me réinventer en quelqu'un d'autre, comme L'homme qui voulait vivre sa vie? Et si je me retrouvais coincé dans une communauté de rednecks australiens et soumis à un régime 100 % kangourous par la (dis)grâce d'un mariage conclu en état d'ivresse? (Piège nuptial). Et si, au cours de la guerre froide, j'étais tombé amoureux d'une femme venue d'Allemagne de l'Est? (Cet instant-là). Douglas Kennedy, la soixante-huitaine souriante, arrive à l'heure dans la brasserie bondée où nous lui avons donné rendez-vous, et enquille poignée de main, blague et rire, avant de requérir notre opinion de son dernier livre. Décidément, l'homme ressemble à ses romans: aimable, prodigue en bons mots, accessible, mais quelle inquiétude affleure là-dessous! En fiction, elle le pousse à s'inventer des doubles dont il bouleverse à plaisir les existences – on le devine, la sienne fut bien animée. Dans la réalité, elle se cristallise sur la montée du fondamentalisme américain, pour lui le grand mal de son pays. Et tout cela se retrouve dans son dernier roman, Et c'est ainsi que nous vivrons. Un roman d'anticipation qui nous précipite en 2045, après une guerre de sécession qui a coupé les États-Unis en deux. D'un côté, une « Confédération unie » théocratique regroupant les États conservateurs. De l'autre, une «République unie» démocratique dirigée par un magnat des nouvelles technologies, portée sur la culture, mais où la surveillance est la règle. Samantha Stengel, l'héroïne, travaille comme agente secrète pour la république. Un jour, son chef lui apprend qu'elle a une demi-sœur, Caitlin, elle aussi espionne, mais pour le compte de la sinistre théocratie d'en face!
Voyage sous couverture en infiltration, assassinats, interrogatoires… Ici les projections du roman d'anticipation s'allient au suspense des romans d'espionnage grand public… Douglas Kennedy a toujours cultivé le goût du romanesque – ce qui en a fait un auteur populaire, dansprendre ce nouveau livre pour un simple divertissement: sa confédération, où l'on envoie les blasphémateurs au bûcher, et où l'avortement et l'adultère sont proscrits, existe déjà en petits morceaux dans les discours des fondamentalistes. Quant à sa démocratie dévoyée par la technologie, on doit en rêver dans la Silicon Valley… Nul n'est prophète en son pays, dit-on, mais Douglas Kennedy a assez voyagé pour considérer l'Amérique à distance. Et assez travaillé pour créer à tous les coups de beaux personnages. Telle Sam Stengel, vouée au célibat et aux rencontres sans lendemain par son métier, plongée dans une terrible solitude depuis la mort de son père. Stengel, derrière laquelle on sent toute la nostalgie de l'auteur pour les libertés passées, et toute son angoisse pour le monde divisé qui vient… •••