En y repensant, le fait que Victor choisisse de commander une entrecôte saignante de 250 grammes n’avait peut-être rien d’innocent et annonçait, qui sait, son retrait de la vie publique ; mais sur le moment j’ai surtout pensé qu’il ferait mieux d’y aller mollo sur les acides gras saturés : on avait beau l’avoir connu blond et fuselé, c’était devenu – à 40 ans – un daron chauve et bedonnant. Durant tout le déjeuner, il n’a presque pas dit un mot, se contentant de vanter, d’un ton très détaché, le rendu visuel des objectifs Panavision série G, comme s’il cherchait à souligner la fatuité de notre métier et, en dépit d’un excellent carpaccio de bar, je me suis copieusement fait chier. Il n’enchaînait sur rien, même pas le ragot qui traînait dans Paris sur Jean-Pierre Malandri, un producteur véreux qui nous avait pigeonnés à nos débuts dans le cinéma. Victor n’a fait que bouffer et boire. J’ai mis ça sur le compte des critiques assez tièdes qu’avait reçues son dernier film, six mois auparavant : avec cette comédie musicale érotico-féministe tournée en Scope et pellicule comme à la grande époque des stars à lunettes noires, Victor croyait sans doute tenir le spectateur par le bout du cœur et de la queue, cumulant les plans serrés sur une merveille de la nature et hurlant à coups de travellings sa nostalgie d’un cinéma « ivre d’ivresse et de désir » (dossier de presse), « plus grand que la vie » (Télé-Loisirs), plus beau que l’époque et selon moi plus gros que son ventre. Sauf que l’art étant désormais soumis à un littéralisme tel qu’une simple interprétation, même contraire à l’intention de l’auteur, suffit à la condamnation, on lui flanqua fissa un procès en sexisme, un célèbre hebdomadaire lui reprochant de se rincer l’œil gratis sur le dos d’une jeune actrice bien trop jolie pour être géniale. « Si je filme une femme avec passion, avait-il déclaré dans les colonnes du JDD, on me suspecte d’en profiter pour la mettre dans mon lit, et si je la dépeins cruellement, on y voit aussitôt la preuve de ma misogynie. » Plusieurs sites relevèrent aussi la blancheur aveuglante du casting et l’indécence, au fond, d’un projet à ce point dégagé du réel. Quel que soit notre jugement personnel sur le film, sa famille et moi-même le regardions, depuis, barboter dans ce bassin d’aigreur qu’en dépit de plein de bonnes raisons je m’emploie chaque jour à contourner sur la pointe des pieds.
Je me suis resservi un verre de blanc mais le déjeuner a été long. Sans doute Victor se drapait-il dans le silence afin de m’épargner ses litanies répétitives sur la radicalisation des extrêmes, à gauche comme à droite, notamment et surtout ce (c’étaient ses mots) que la jeunesse (, 2019).
