Diapason

Pacte à quatre

« En ce moment » , note Mozart dans une lettre le 12 juillet 1789, « j’écris six sonates faciles pour piano, pour la princesse Friederike, et six quatuors pour le roi. » Près d’un an plus tard, le compositeur indique à son bienfaiteur Johann Pichael Puchberg: « Je suis maintenant obligé de laisser mes quatuors (ce travail pénible) pour une somme ridicule, uniquement afin de toucher quelque argent du fait de ma situation » (12 juin 1790). La correspondance témoigne en effet d’incessantes difficultés financières.

Frédéric-Guillaume II, souverain mélomane, a-t-il expressément commandé à Mozart ces quatuors ? Ou bien le divin Wolfgang avait-il simplement l’intention de les lui dédier « espéra[n]t, en retour, une juste récompense », comme le suppose Richard Wigmore ? Les trois œuvres – seule la moitié des six annoncées verra le jour – ne seront finalement publiées que post mortem, sans dédicace au roi. Ce dernier étant violoncelliste, la basse se taille une partie enviable: c’est par exemple ainsi dans l’aigu du violoncelle qu’est d’abord énoncé le thème du finale dans le KV 575.

Les mélodies chantantes, leur passage apparemment si naturel d’une voix à l’autre (l’éditeur Artaria les vendra d’ailleurs comme « quatuors concertants »), l’ambiance solaire ne trahissent guère un « travail pénible » et ne laissent transparaître aucune prémonition de la mort prochaine de Mozart.

Souplesse et intensité

Sur instruments d’époque, les Mosaïques (1998, Naïve) offraient une version d’un classicisme très clair ; les Chiaroscuro livrent une lecture plus engagée, sans pour autant tomber dans les excès que regrettait Patrick Szersnovicz chez Beethoven (cf. no 708). Le violoncelle de Claire Thirion est plus lyrique que celui de Christophe Coin, les échanges de thèmes plus ludiques. On se laisse doucement porter par le chant pudique du Larghetto du KV 589, ses textures soignées, ses tournures souriantes à l’allure quasi improvisée.

Dans la mystérieuse section centrale de l’Allegro moderato du KV 590, Alina Ibragimova et ses partenaires dramatisent le discours, amenant avec une évidence confondante la réexposition. Plus souples, plus intenses, les Chiaroscuro sont aussi moins didactiques que les Mosaïques. Ils se rapprochent finalement davantage de l’esprit libre des Alban Berg (Warner), mais par des moyens très différents.

Cordes en boyau et archets classiques sont aussi les outils d’une captivante recherche quant aux sonorités. Dans un geste quasi orchestral, les musiciens tirent par exemple parti, dans le Menuetto du KV 590, des sforzandos dans le grave du violoncelle pour relancer le discours, du timbre voilé de l’alto pour le varier dans la première section du finale, au ton très haydnien. La diversité des articulations est parfaitement mise en avant, les longues séries de croches liées prenant une allure atmosphérique quasi mendelssohnienne, quand maints détails (telles les syncopes chromatiques au violon II à la fin de la première section, lors de la reprise) aiguisent l’attention.

Le non-vibrato de certaines notes tenues distille des climats tantôt éclatants, tantôt angoissants. Ecoutez par exemple comme les Chiaroscuro illuminent la texture dans l’Andante du KV 575, mesure 30 ! Bref, sans perdre de vue l’architecture, tout ici ne semble avoir qu’un but: exprimer. Rarement quatuors de Mozart auront paru si narratifs.

Loïc Chahine

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NOTRE COUP DE FOUDRE Révélation d’une œuvre inédite ou d’un talent à suivre.

JOHANN SEBASTIAN BACH

1685-1750

Concerto italien BWV 971. Ouverture à la française BWV 831. Duos BWV 802-805.

Caprice sur le départ de son frère bien aimé BWV 992. Caprice en l’honneur de Johann Christoph Bach d’Ohrdruf BWV 993.

Mahan Esfahani (clavecin).

Hyperion. Ø 2021. TT: 1 h 14’.

TECHNIQUE: 4/5

Après des Partitas en demiteintes (c f. no 704), Mahan Esfahani se frotte au deuxième volume de la Clavier-Übung. Le claveciniste a des idées arrêtées sur Bach en qui il voit un provocateur usant des formes conventionnelles de son temps à des fins plus élevées. Chacun de ses enregistrements, et celui-ci ne déroge pas à la règle, invite à reconsidérer des acquis supposés sclérosés. Reconnaissons d’emblée à l’interprète une technique digitale de tout premier ordre, mise au service d’une pensée structurée: l’unité conférée à l’Ouverture à la française, en particulier son portique d’entrée, profus mais lisible, est remarquable, tout autant que la gestion rythmique et dynamique du Concerto italien. Le mouvement initial swingue à souhait, mais le Presto se cantonne hélas à un exercice de virtuosité. Si grisante soit-elle, une telle effervescence finit par devenir asphyxiante, y compris pour la polyphonie. Pierre Hantaï (Mirare, 2014) a prouvé l’intérêt d’un zeste de pondération. La Sarabande de la BWV 831, ici mécanique, gagnerait à chanter davantage.

Les Duos, pas aussi rares au disque que le prétend Esfahani, sont d’une rigueur parfaite. En revanche, le Capriccio BWV 992 voit sa narration mieux servie par Céline Frisch (Alpha, 2009) et le moins fréquenté BWV 993, qui ne méritait pas tant de brutalité, conserve l’éclat de sa jeunesse sous les doigts de Robert Hill (Hänssler, 1999). Une réalisation intéressante par les pistes de réflexion qu’elle ouvre, mais qui pèche à trop asséner ses démonstrations.

Jean-Christophe Pucek

MILI BALAKIREV

1837-1910

Ouverture du Roi Lear. Concerto pour piano no 1.

Ouverture sur trois thèmes russes. Symphonie no 2.

Dinora Klinton (piano), Niederrheinische Sinfoniker, Mihkel Kutson.

MDG (SACD). Ø 2022. TT: 1 h 08’.

TECHNIQUE: 4/5

Fondateur du groupe des Cinq, Balakirev s’est beaucoup consacré au développement créatif de ses disciples, au détriment de sa propre production, restée intermittente et laborieuse. Certaines œuvres écrites à la fin des années 1850 n’ont connu leur version définitive que plusieurs décennies plus tard. En les écoutant, on pense plus volontiers à Moussorgski, Rimski-Korsakov ou Borodine qu’à Balakirev lui-même, dont on peine, du coup, à discerner la physionomie propre. Le curieux découvrira avec un réel intérêt deux partitions aussi différentes que l’Ouverture du Roi Lear, bien shakespearienne dans ses élans fougueux comme ses introversions lyriques, d’où l’héritage berliozien n’est évidemment pas absent, et l’Ouverture sur trois thèmes russes aux paraphrases ingénieusement instrumentées, et qui s’inscrit fidèlement dans le sillage de la Kamarinskaïa de Glinka.

La tardive Symphonie no 2 (1902-1908) révèle sans doute quelques difficultés de forme dans ses mouvements extrêmes, aux répétitions excessives, mais est bien rattrapée par la vigueur du Scherzo alla cosacca, sa partie la plus réussie. Et si le Concerto pour piano no 1 d’un compositeur-interprète de dix-neuf ans atteste clairement les influences de Hummel et Chopin, il n’en captive pas moins par son discours mélodique autant que par son sens de la virtuosité.

La pianiste ukrainienne Dinora Klinton en tire le maximum, avec une riche palette de sonorités, un art du phrasé et du rubato qui sont de véritables leçons de chant, et une totale aisance technique. Le Niederrheinische Sinfoniker offre une belle tenue: pureté des cordes, homogénéité de coloris des harmonies. Son chef, Mihkel Kutson, a le sens du tempo juste, de la fermeté rythmique et de la souplesse dans les échanges entre pupitres, même s’il ne peut pas toujours faire de miracles dans les moments un peu creux de la symphonie.

André Lischke

BELA BARTOK

1881-1945

Les deux sonates et les deux rhapsodies pour violon et piano.

Magdalena Geka (violon), Kishin Nagai (piano).

Paraty. Ø 2021. TT: 1 h 15’.

TECHNIQUE: 4,5/5

Puissamment inspirées, les deux sonates pour violon et piano (1921-1922) de Bartok sont d’autant plus significatives qu’elles marquent la fin d’une grave crise de création. La jeune violoniste Magdalena Geka et le pianiste Kishin Nagai, en duo depuis 2018, n’ont pas froid aux yeux d’aborder ces deux sommets pour leur premier album. Loin de souligner les réminiscences (Debussy, Szymanowski, Stravinsky, Schönberg) qui affleurent dans les trois mouvements de la Sonate no 1, ils en accentuent avec beaucoup d’âpreté et de rugosité les racines ethniques. Alors que Bartok, s’il n’a cessé de se référer aux singularités chromatiques et rythmiques de la musique populaire hongroise, est davantage tenté à cette époque par l’abandon fréquent de toute polarisation tonale et harmonique. Au-delà d’un insistant cachet magyar, l’expressionnisme tendu de l’œuvre est bien rendu, même si d’autres (dont Gidon Kremer et Martha Argerich, DG), tout aussi sauvages, ont livré des versions davantage gratifiantes sur le plan sonore.

Plus brève (deux mouvements) et équilibrée, la Sonate no 2 paraît mieux convenir au jeu très agressif, engagé et passionné de notre duo. Violon et piano y font souvent, comme dans la précédente, cavalier seul et, s’ils s’unissent, c’est sans jamais se fondre, puisque c’est le travail thématique lui-même qui entretient leurs différences. Le mouvement lent d’ouverture permet aux interprètes de mieux s’épanouir. Ils font triompher l’esprit d’improvisation dans les plus accessibles Rhapsodies nos 1 et 1 (1928), où Bartok, étonnamment, semble s’intéresser de nouveau au charme tzigane.

Patrick Szersnovicz

LUDWIG VAN BEETHOVEN

1770-1827

Concerto pour violon. Romances pour violon et orchestre nos 1 et 2.

Charlie Siem (violon), Philharmonia Orchestra, Oleg Caetani.

Signum. Ø 2021. TT: 54’.

TECHNIQUE: 3,5/5

Formé auprès de Shlomo Mintz, Charlie Siem joue un splendide Guarneri del Gesù de 1735 (ayant appartenu à Frédéric II de Prusse), au son doux et pur, légèrement réverbéré par la prise de son. Dans le Concerto op. 61 (1806) en majeur, le violoniste britannique opte pour un style châtié et droit, très old school dans certaines inflexions. Mais l’intonation n’est pas toujours d’une justesse immaculée, et les fins de phrases sont pesamment appuyées (Larghetto). Malgré le soutien ferme d’Oleg Caetani, la complicité peine à s’établir entre soliste et orchestre. Est-ce le manque d’approfondissement, d’arrière-plans du violoniste, au-delà de l’énergie bienvenue de quelques envolées ? Quoi qu’il en soit, nous restons loin des réussites signées par Menuhin et Furtwängler (Warner), Faust avec Abbado (HM, Diapason d’or) ou tout récemment Frang et Kuusisto (Warner, idem, cf. no 717).

D’une atmosphère parfois proche de celle de la Symphonie « Pastorale », les Romances en sol majeur et fa majeur, vraisemblablement écrites en 1799 et 1802, ne posent pas les mêmes problèmes d’équilibre dans le dialogue. Simplicité et expression lyrique reprennent ici leurs droits, sans excès d’affectation ni de legato.

Patrick Szersnovicz

Sonates pour piano nos 28 et 29 « Hammerklavier ».

Maurizio Pollini (piano).

DG. Ø 2021. TT: 56’.

TECHNIQUE: 4/5

Désormais octogénaire, l’astre Pollini tourne toujours autour de l’étoile Beethoven. Après avoir patiemment bouclé une intégrale du massif des trente-deux sonates sur près de quatre décennies, le pianiste italien semble donc être reparti pour une nouvelle révolution avec cette parution, en concurrence directe avec les enregistrements mythiques des opus tardifs, point de départ de l’entreprise en 1975-1977, et suite logique du disque de 2019 qui regroupait les trois derniers opus dans une relecture radicale (cf no 690).

Une même intransigeance est ici à l’œuvre. Cherchant à se rapprocher toujours plus près des indications métronomiques (impossibles ?) de Beethoven, le pianiste n’a donc pas trouvé la sérénité avec les années et boucle ces deux sonates tendues à l’extrême en sept minutes de moins qu’il y a quarante-cinq ans. Au-delà de cette précipitation, on est surtout frappés par l’angoisse et l’inquiétude qui marquent de leur empreinte ce Pollini « dernière manière ». C’est par exemple le cas du premier mouvement de l’Opus 101, si rayonnant habituellement, ou des fracas et des cascades de l’Allegro initial de la « Hammerklavier », qui ne nous laissent guère le temps de respirer.

Dans les fugues finales, on est frappé par le courage d’un interprète qui n’hésite pas à s’exposer avec des prises de risques insensées, autant que l’on regrette de voir l’instinct de l’architecte s’émousser avec ces lectures à tombeau ouvert, dont la réalisation est moins exemplaire qu’auparavant. Dommage, car le pas soutenu de l’Adagio de l’Opus 106 (bouclé en quinze minutes), plutôt réussi, n’empêche nullement la profondeur de l’expression. Ces quelques fulgurances, vraies leçons de piano, rendent plus amer encore ce « bréviaire du pessimisme » que nous lègue un grand maître en son automne.

Laurent Muraro

Les trente-deux sonates pour piano.

Variations Diabelli.

Muriel Chemin (piano).

Odradek (10 CD et 1 CD séparé).

Ø 2016 à 2021. TT: 11 h 41’ et 57’.

TECHNIQUE: 2,5/5

Pianiste des plus discrètes sur nos scènes, enseignante au Conservatoire de Venise, Muriel Chemin s’est formée à l’Ecole normale de musique de Paris auprès de Blanche Bascourret de Gueraldi, ancienne assistante d’Alfred Cortot, avant de se perfectionner avec Maria Tipo. Son intégrale des sonates de Beethoven suit celle entreprise pour Solstice, restée inachevée.

Le style impeccable et le goût très sûr de l’artiste dénotent une connaissance intime des œuvres et une réalisation extrêmement solide. La densité sonore (qui s’exprime à partir d’une formidable Sonate no 4, quasi michelangelienne), la netteté de l’articulation, la franchise d’un jeu sans complaisance (la « Clair de lune » échappe ainsi à tout sfumato) s’avèrent remarquables. Admirablement tenus et sentis, la « Pastorale », la « Tempête , ou encore le mouvement lent de la « Waldstein » sont de première force.

Ni grand drame, ni grand geste. Le texte, rien que le texte. Tant d’humilité conduit à un certain effacement devant la partition qui a aussi ses limites. Une distance expressive affleure parfois, comme dans l’épisode marqué « con grand espressione » (à 9’ 24’’) de l’Adagio sostenuto de la « Hammerklavier ». La dynamique assez tassée tend à brider l’élan (notamment dans des « Adieux » dénués de véritable joie solaire) et la sonorité se fait quelque peu opaque – éléments probablement imputables à la captation. Abordés prudemment, certains des mouvements les plus rapides ne possèdent pas le geste impérieux attendu (phénomène audible dès le Prestissimo de la Sonate no 1).

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