Diapason

Un et multiple

Après avoir eu pour maîtres Ivo Malec, Horatiu Radulescu et Gérard Grisey, Eric Tanguy passa, dès le mitan des années 1990, d’une musique résolument avant-gardiste issue de la mouvance spectrale à un langage plus clairement consonant, mélodique et lyrique, sans verser dans la mode rétro ou néotonale. Lui-même violoniste, il a fait une large place aux instruments à cordes au sein de sa musique de chambre, leur consacrant outre un quintette et un trio avec piano que l’on trouvera ici, plusieurs pièces solo d’importance, mais aussi deux quatuors à cordes, créés l’un par les Arditti l’autre par les Ysaÿe.

Bénéficiant d’interprétations d’une perfection rare et d’une envoûtante séduction, le panorama de sa production chambriste que nous offre Erato renferme plusieurs premières au disque. Dans ce corpus, le compositeur français s’éloigne plus encore que dans ses oeuvres orchestrales et concertantes (Concerto pour clarinette, Matka, Ondine, cf. no 706) de l’avant-gardisme de ses débuts. Sa musique de chambre, toute fluide et souvent consonante qu’elle puisse sembler, laisse transparaître de savoureuses complexités rythmiques et une science harmonique et mélodique, essentiellement d’obédience modale, à quoi se reconnaît l’acquis de l’expérience spectrale.

Eloge de la diversité

Est-ce la sensualité, riche en nuances et en couleurs, du jeu de Lise Berthaud, de Pierre Génisson, jointe à la musicalité de Suzana Bartal? La Rhapsodie (2017) pour alto et piano et Lacrymosa (2013) pour clarinette et piano se détachent de cet attrayant parcours. Ces pièces traduisent un vrai sentiment d’introspection dans une langue pourtant virtuose, volubile mais surtout vive et directe, se gardant des outrances décoratives comme des contraintes du moindre système.

Ailleurs – Sonata breve (1999) pour violon seul, Nachtmusik (2015) pour piano – sourd parfois un parfum diffus de néoclassicisme ou de néo-impressionnisme, teinté de lointaines réminiscences (Bartok, Messiaen, Debussy), sans que l’apparente similitude de certains agrégats et mélismes empêche la diversité du contenu expressif. Page la plus ambitieuse et substantielle du programme, le Quintette avec piano (2018-2019) est ici brillamment défendu par Bartal et les Diotima. Il joue sur le contraste entre de vertigineuses et quasi obsessionnelles figures répétitives, véhémentes et volontiers hachées, et une métamorphose progressive de textures explorant – de façon partiale mais subtile – l’alliage du clavier et du quatuor à cordes, resté chez d’autres si convenu et chargé d’histoire.

Patrick Szersnovicz

NOS COTATIONS

EXCEPTIONNEL A acquérir les yeux fermés.

NOTRE COUP DE FOUDRE Révélation d’une oeuvre inédite ou d’un talent à suivre.

JOHANN SEBASTIAN BACH

1685-1750

Concertos pour deux clavecins BWV 1060, 1061, 1062. Concerto pour clavecin et hautbois BWV 1059 (reconstr.)*. Emmanuel Laporte (hautbois)*, Andrea Buccarella (clavecin), Il Pomo d’Oro, Francesco Corti (clavecin et direction).

Pentatone. Ø 2021. TT: 56’.

TECHNIQUE: 3/5

Francesco Corti poursuit son intégrale des concertos pour clavecin de Bach (Cinq Diapasons, cf. nos 692 et 699) en s’adjoignant, pour ceux à deux claviers, Andrea Buccarella, lauréat du Concours de Bruges 2018. Une lecture tonitruante dès l’entame du BWV 1062, dont le premier mouvement se déroule implacable. Son Andante brode une dentelle délicate, son Allegro assai final est tempétueux à souhait.

On retrouve dans les BWV 1060 et 1061 netteté de carrure, trépidation rythmique, ivresse virtuose, stylisation des affects (Adagio du BWV 1060). L’élan irrépressible n’empêche pas d’admirer au passage une floraison ornementale toujours maîtrisée. Les deux solistes s’accordent sans effort apparent; malgré l’autorité perceptible de Corti, son compère lui donne une réplique vive, souple, joueuse parfois (finale du BWV 1061). Il Pomo d’Oro, capté de très près, n’est en reste ni de tranchant, ni de vélocité.

Que manque-t-il à cette réalisation, augmentée d’une reconstruction bien défendue (malgré de curieuses irrégularités dans l’Allegro) du BWV 1059, pour nous convaincre tout à fait? Réécoutons Pierre Hantaï et Aapo Häkkinen (Aeolus, Diapason d’or de l’année 2018): sans rien céder en énergie aux nouveaux venus, ce tandem savait déployer dans les trois concertos une finesse, des nuances, une profondeur, une amplitude temporelle qui offraient à la musique une longueur de sillage plus marquante – son BWV 1062 est, de ce point de vue, édifiant. Le paquet d’embruns dont nous éclaboussent les nouveaux venus, pour vivifiant qu’il soit, n’atteint pas à l’équilibre souverain de leurs aînés.

Jean-Christophe Pucek

Concert brandebourgeois BWV 1051. Suite BWV 1067 (a). TELEMANN: Suite TWV 55/D6 (b).

Michael Schmidt-Casdorff (flûte) (a), Rainer Zipperling (viole de gambe) (b), Orchestre du XVIIIe siècle.

Glossa. Ø 2021. TT: 1 h 01’.

TECHNIQUE: 4/5

Ne cherchez pas une « réunion cachée » entre Bach et Telemann. Trompeur, le titre se rapporte au sentiment de clandestinité des musiciens de l’Orchestre du XVIIIe siècle, rassemblés pour ce programme enregistré durant la pandémie. On y retrouve les couleurs de la formation fondée par Frans Brüggen, la complicité qui soude ses membres, une élégance naturelle dans la conduite, sensible en particulier dans la Suite BWV 1067 (Polonaise). Mais où sont l’énergie, la joie qui devraient porter cette pièce jusqu’à la célèbre Badinerie? Où est la scansion dans le mouvement initial du sixième des Concerts brandebourgeois, ici sans ressort? Si l’écoute mutuelle n’est jamais prise en défaut (Adagio ma non tanto), la lecture n’en demeure pas moins atone, impuissante à développer le moindre discours; la volonté de ne rien brusquer se mue en excès de précaution.

Moins fréquentée, la TWV 55/D6 de Telemann est plus réussie: son Ouverture se déploie avec noblesse et vigueur, le gambiste Rainer Zipperling y démontre sa maîtrise. Mais, faute de tension, les effets de la Trompette tombent à plat, tandis que Bourrée, Courante et Gigue manquent de caractère.

Jean-Christophe Pucek

RÉFÉRENCES: Zefiro (Arcana) pour Bach, Akademie für Alte Musik (Capriccio) pour Telemann.

JOSQUIN BASTON

ACTIF VERS 1542-1563

Chansons flamandes et françaises. Motets.

Ratas del viejo Mundo.

Ramée. Ø 2021. TT: 58’.

TECHNIQUE: 4/5

Belle idée que de se pencher sur ce compositeur flamand contemporain de Roland de Lassus et Cipriano de Rore! Si sa biographie demeure mystérieuse (a-t-il voyagé jusqu’en Pologne et en Scandinavie?), sa musique fut pendant vingt ans publiée dans les meilleures anthologies à Louvain (Phalèse) et Anvers (Susato). Comme naguère avec Boyer (cf. no 693), l’enthousiasme est, hélas, vite douché. Les Ratas del viejo Mundo redistribuent les oeuvres et les instrumentent de diverses manières, sans expliquer leur parti pris. Pour le meilleur, le petit collectif restitue le riche contrepoint des pièces sacrées en entremêlant voix et violes. Pour le pire, il déconstruit toute polyphonie et s’adonne à des réductions voix-luth assez malheureuses. C’est patent dans certaines chansons françaises qui deviennent prétexte à la quasicréation d’une nouvelle oeuvre, dans une esthétique peut-être chatoyante à nos oreilles modernes mais complètement anachronique.

De la magnifique chanson à quatre voix Si mon languir ne restent ainsi que des bribes de superius flanquées d’un accompagnement frôlant la pop-folk… Il en va de même de Si tu te plains où la ligne vocale est piochée alternativement dans les quatre voix, et s’apparente à une berceuse de mauvais goût. Les chansons flamandes, aux textes souvent cocasses, pâtissent d’un effectif peu équilibré restant à la surface des mots – le curieux se tournera plutôt vers le double album que l’ensemble Egidius consacrait à l’éditeur Tielman Susato il y a vingt ans (NM Classics).

Dans cet océan de mollesse et de contresens surnagent quelques beaux moments, surtout redevables au soprano de Michaela Riener, mais tout ceci semble bien peu de chose pour rendre enfin justice au maître qu’était Josquin Baston.

Frédéric Degroote

LUDWIG VAN BEETHOVEN

1770-1827

« Le jeune Beethoven ». Sonates pour clavier WoO 47/2 et 3. Neuf variations sur une marche de Dressler WoO 63. Sonate pour piano no 20.

Jocelyne Cuiller (clavicorde).

Ligia. Ø 2020. TT: 59’.

TECHNIQUE: 4/5

Beethoven, ce démiurge, ce démon des pianos, au clavicorde? L’instrument, on le sait, était chéri de Carl Philipp Emanuel Bach, que le jeune Ludwig admirait: il joua les oeuvres, copia, paraît-il, son traité. Et selon Daniel Cuiller, qui signe la notice du disque, « Beethoven luimême a affirmé plus tard que c’était sur le clavicorde qu’on pouvait le mieux apprécier la musicalité d’un interprète. » Il faut dire que l’instrument ne pardonne rien. Le contact direct des tangentes métalliques, et donc du clavier, avec les cordes implique un très grand contrôle du toucher.

La faible puissance sonore du clavicorde le rend plus propice aux pages intimistes ou d’ambition modérée. Telles sont les Sonates WoO 47 dites « à l’Electeur », datées des années 1782-1783, tout comme les Variations sur une marche de Dressler. Les oeuvres ont ici l’air parfaitement dimensionnées, en adéquation avec l’instrument, ne laissant plus rien percevoir de leurs (relatives) limites. Jocelyne Cuiller souligne éloquemment la filiation avec l’Empfindsamkeit à fleur de peau de C.P.E. Bach – écoutez le premier mouvement de la Fa mineur, ses sautes d’humeur, ses suspensions et ses bourrasques, écoutez l’Andante au lyrisme délicat et policé… Partout, la musicienne sculpte les phrasés, galbe l’agogique, pose les silences avec art. On n’entend plus ici les oeuvres d’un compositeur de douze ans, mais des pages à la rhétorique et à la sensibilité fulgurante.

Publiée en 1796, la Sonate en sol majeur op. 49 no 2, avec ses deux mouvements, avoue sa dette envers le XVIIIe siècle finissant. On s’y laisse à nouveau porter par l’émotivité et la fraîcheur du discours que déploie Cuiller, son attention au détail, sa manière quasi improvisée. Les amoureux du clavicorde ne voudront manquer cet album étonnant sous aucun prétexte, et les curieux, pour peu qu’ils ne soient pas allergiques à l’instrument, auraient tort de passer à côté.

Loïc Chahine

Les cinq sonates pour violoncelle et piano. Alisa Weilerstein (violoncelle), Inon Barnatan (piano).

Pentatone (2 CD). Ø 2020.

TT: 1 h 51’.

TECHNIQUE: 4/5

Fluide, passionné, friand de prises de risques, le duo formé par Alisa Weilerstein et Inon Barnatan offre un parcours quasi idéal pour découvrir l’univers fascinant de ces cinq sonates qui, en vingt ans à peine, réinventent l’association du clavier et du violoncelle. Leur lecture joyeuse et improvisante des deux sonates de l’Opus 25 (1796) montre à quel point Beethoven, tout en conservant en maints endroits un ton encore haydnien, révolutionne en réalité le genre. Les rôles d’un piano virtuose et omniprésent, sachant quand il le faut se glisser rapidement à l’arrière-plan, et d’un violoncelle éminemment chantant sont tenus avec une rare souplesse d’articulation et de phrasé, un intense dynamisme et un beau souci du détail.

La lutte devient plus développée et complexe dans ce pur chefd’oeuvre qu’est la Sonate op. 69 (1807-1808), où les interprètent approfondissent toutes les richesses et les nuances de l’écriture avec une émouvante énergie, sans pour autant sombrer dans un romantisme exacerbé. Le dialogue entre deux instruments devenus égaux en droit se révèle puissant, pugnace, féroce parfois dans le premier mouvement, puis lyrique, mélancolique, douloureux à l’orée du dernier – ce que traduit fort bien le jeu de Weilerstein et Barnatan.

Dans les deux sonates de l’Opus 102 (1815) naît une tension aiguë entre le désir du compositeur de ne pas totalement abandonner les formes classiques reçues du passé et sa constante volonté de les dissoudre, ou au moins de les remodeler. Nos deux musiciens évitent de surligner cet aspect âpre et rebelle, éclatant tout au long de la Sonate no 4, mais lui confèrent une grande force d’impact. Dans la no 5 (et particulièrement son Adagio), le tempo choisi assure l’intensité et la concentration là ou tant d’autres perdent le sens de la grande ligne.

Patrick Szersnovicz

RÉFÉRENCES: Fournier/Gulda (DG), Fournier/Kempff (idem), Starker/Sebök (Erato), Du Pré/Barenboim (Warner).

Sonates pour violoncelle et piano nos 1, 2 et 3.

Bruno Cocset (violoncelle), Maude Gratton (pianoforte).

Alpha. Ø 2020. TT: 1 h 13’.

TECHNIQUE: 4/5

Sonates pour violoncelle et piano nos 4 et 5.

Bagatelles op. 119 et 126.

Roel Dieltiens (violoncelle), Andreas Staier (pianoforte).

HM. Ø 2019. TT: 1 h 03’.

TECHNIQUE: 4/5

Partenaires inspirés et expérimentés dans le répertoire baroque, Bruno Cocset et Maude Gratton se lancent dans une intégrale Beethoven « historiquement informée ». Aucune dissension stylistique entre les deux interprètes, mais plutôt une musicalité raffinée et parfois même éblouissante. L’un joue un violoncelle de Charles Riché, copie d’un Stradivarius de 1726, l’autre un pianoforte de Gerad Tuinman d’après un instrument de Johann Andreas Stein pour les deux premières sonates, et un John Broadwood de 1822 pour l’Opus 69.

Elancée, volubile et subtilement colorée, leur approche des Sonates nos 1 et 2 privilégie la filiation haydnienne, les réminiscences du Sturm und Drang et de C.P.E. Bach – mais elle sait aussi éclairer l’aspect exploratoire et quelque peu iconoclaste du jeune Beethoven. On y respire toujours large, sans que ruptures et plongées introspectives n’altèrent la continuité dramatique. La structure moins lâche de la Sonate no 3, davantage centrée sur la beauté mélodique et sur le dynamisme rythmique, appelle générosité sonore et flamme expressive. Par leur vigueur, leur souplesse, leurs phrasés imaginatifs, Cocset et Gratton y échappent au maniérisme sophistiqué autant qu’à l’indifférence compassée.

Il en va autrement sous les doigts sévères voire dogmatiques de Roel Dieltens et Andreas Staier, ici souvent prisonniers d’une vision trop corsetée et distanciée à la fois. La si capricieuse Sonate no 4 y perd son côté de libre fantaisie pour se voir quasi réduite à ses ruptures, ses brusques changements d’humeur et ses aspérités. Les couleurs de la copie du violoncelle de Stradivarius et celles du Conrad Graf de 1827 ne sont pas en cause, pas plus que l’évidente maîtrise instrumentale des interprètes. La respiration, la continuité de la ligne font défaut, jusque dans l’Adagio de la Sonate no 5, pourtant le seul mouvement lent réellement long et développé que Beethoven ait écrit dans ses sonates pour violoncelle.

Le complément des Bagatelles op. 119 et 126, fort logique sur le plan du programme, n’est cependant guère gratifiant. Staier les joue avec une raideur, une dureté dans les contrastes qui ne mettent pas en valeur son grand talent de pianofortiste, ni la diversité et la richesse du matériau de base, beaucoup plus complexe qu’il y paraît.

Patrick Szersnovicz

Symphonie no 2. DEAN: Testament.

Orchestre d’Etat de Bavière, Vladimir Jurowski.

Bayerische Staatsoper

Recordings. Ø 2020. TT: 46’.

TECHNIQUE: 2,5/5

Après la de Mahler par Kirill Petrenko (), le label de l’Opéra d’Etat de Bavière semble se faire une spécialité des parutions décourageantes. Coupler la de Beethoven à une oeuvre contemporaine est une initiative louable, mais piégeuse. Brett Dean (né en 1961) a composé en 2002 pour le groupe des altos du Philharmonique de Berlin dont le musicien australien fit partie entre 1985 et 1999. Elargie à). C’est habilement fait mais guère substantiel, pour ne pas dire totalement superflu.

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