Diapason

L’événement Folle ivresse

Douze premiers violons, presque autant de seconds, douze violoncelles, quatre contrebasses, cinq hautbois, six bassons : qui a dit que le baroque se jouait en petit effectif ? Dans la notice, Benoît Dratwicki rappelle que les musiciens rassemblés dans la fosse lors des spectacles donnés pour le mariage du comte d’Artois en 1773 étaient soixantedix, et qu’ils étaient même huit de plus pour le « Concert français arrangé par M. Francœur […] pour le festin royal » qu’on entendit à la même occasion.

Ses quatre Suites sont ici intégralement restituées – Hugo Reyne n’avait gravé qu’une sélection (Fnac, 1993) – telles que le manuscrit les présente.

Si le surintendant François Francœur (1698-1787) s’est réservé la part belle dans cette compilation, il a aussi invité Rameau et une constellation de compositeurs pour la plupart oubliés ou peu s’en faut : Berton, Bury, Dauvergne, Granier, Royer, Trial sont de la fête, à l’exclusion des nouveaux styles – ceux de Gluck, Piccinni et Grétry – qui triomphaient alors sur les scènes parisiennes.

Epices

« Notre première motivation était d’oser une formation que l’on qualifierait aujourd’hui de “symphonique” », écrit dans la notice Alexis Kossenko qui avoue que la « gourmandise se mua en ivresse ». Ivresse partagée ! En plus de l’évidente plénitude – particulièrement manifeste chez les cordes –, l’aplomb avec lequel la musique sonne nous frappe et nous ravit.

La richesse des sonorités est un perpétuel enchantement. Les cors naturels, peut-être, heurteront çà et là l’oreille de certains; d’autres en goûteront les couleurs (et l’intonation) épicées, de même que celles des trilles aux intervalles volontairement amples (par exemple dans la Marche des Fêtes de l’Hymen et de l’Amour de Rameau).

Sans tomber dans la quasiobjectivité d’un Rousset, le faste autorise le chef à ne jamais surjouer le théâtre mais à le laisser s’épanouir de lui-même. Les oppositions de masses trouvent un naturel soutenu par un phrasé toujours juste – comme la Chasse de Zaïde (Royer) foisonne !

Dramaturgies

Mais la réussite du projet ne se résume pas à son faste. Ecoutez le délicat Air lent d’Hylas et Zélis signé Bernard de Bury (1720-1785), avec ses charmantes clarinettes et ses accents si gestuels. Ce Rondeau gracieux des Surprises de l’Amour (Rameau) à la respiration idéale ! Ces chaconnes dignes de grands Rubens ! Deux s’enchaînent : celle de Francœur pour Le Prince de Noisy (1749), celle ajoutée par Pierre-Montan Berton (1727-1780) à Iphigénie en Tauride de Campra et Desmarest en 1761. La manière dont sont gérés leurs dramaturgies, leurs contrastes, appelle les éloges, tant elle se garde du surlignement facile.

L’Air tendre ajouté par Francœur à La Rosière de Salency revêt l’allure d’une splendide étude de timbres. L’Air gracieux de Louis Granier (1725-1800) se pare de teintes galantes du meilleur effet, tranchant avec la pétulante Entrée de chasseur de Dauvergne qui suit. L’usage des percussions est toujours équilibré et du meilleur goût – voyez l’Air marqué de Francœur, sa Contredanse.

Le bon goût, cette donnée si essentielle pour les théoriciens des XVIIe et XVIIIe siècles, si fuyante pourtant, voilà ce que Kossenko et ses musiciens maîtrisent au suprême degré et qui évite au festin de tourner à l’indigestion. Vous reprendrez bien une gavotte, un rondeau, un tambourin ?

Loïc Chahine

NOS COTATIONS

EXCEPTIONNEL A acquérir les yeux fermés.

NOTRE COUP DE FOUDRE Révélation d’une œuvre inédite ou d’un talent à suivre.

HANS ABRAHAMSEN

NÉ EN 1952

Left alone (a). Ten Sinfonias (b). Two Pieces in Slow Time (c).

Tamara Stefanovitch (piano) (a), WDR Sinfonieorchester, Peter Rundel (b), Mariano Chiacchiarini (c).

Winter & Winter. Ø 2014-2023.

TT : 48’.

TECHNIQUE : 3,5/5

Déconcertant Abrahamsen. La première pièce au programme, effarouche l’oreille par des stridences de cordes façon Xenakis, quand la dernière l’ébahit à coups de cymbales jubilatoires.

La polyphonie écorchée vive de la première des brèves Ten Sinfonias (1973) est une explosion de la matière sonore (Molto tempestoso e impetuoso) dont les particules vont s’agréger au fil des suivantes, puis se concentrer autour des lignes de force jusqu’à l’Adagio mesto où, sur la pulsation éperdue d’un la du diapason (bémolisé), des traînées nébuleuses suspendues entre ciel et terre mènent au seuil de l’infini. Alors, comme après l’hiver, la sève monte, les branches vibrent de la croissance de leur feuillage, les fleurs s’enflamment, et la dixième Sinfonia referme l’œuvre par un pastiche de musique baroque relookée façon années 1950. Et le tour est joué.

Les Two Pieces in Slow Time pour cuivres et percussions sont issues d’un cycle d’Etudes de jeunesse dans lequel Abrahamsen se replonge régulièrement pour y découvrir des potentialités négligées. C’est sans doute, avec l’Adagio mesto, ce qu’on signalera de plus mémorable.

Car si Left, alone, concerto pour piano (main gauche), situé esthétiquement entre Webern et Feldman, séduit d’emblée par sa cohérence, sa rudesse et ses subtilités, la confrontation avec la partition et une captation en concert par la même pianiste (sur YouTube) révèle des différences troublantes. Faute de pouvoir démêler les remaniements probables du compositeur, les libertés de l’interprétation et les choix de la prise de son ou du mixage, nous resterons fidèles, pour sa clarté et sa sensibilité, à l’enregistrement (Erato) dirigé par Yannick Nézet-Séguin avec Alexandre Tharaud dédicataire et créateur, en 2016, de ce singulier concerto.

Gérard Condé

JEHAN ALAIN

1911-1940

L’œuvre pour orgue.

Jaroslaw Wroblewski (orgue Zych de l’église du Sacré-Cœur de Tarnow, Pologne).

Chopin University Press (3 CD).

Ø 2020. TT : 2 h 49’.

TECHNIQUE : ⅗

En tête de la Pre mière Fantaisie, Jaroslaw Wroblewski a lu l’indication « Très libre de rythme » et, à la fin de la pièce, le vers d’Omar Khayyam « Suis ton aveugle instinct ». L’ensemble de son interprétation semble avoir pris ces mots pour devise : mouvements ineptes, avec une Ballade en mode phrygien et des Variations Janequin qui courent la poste tandis que Le Jardin suspendu va le train d’un limaçon; articulations et accentuations approximatives (accords de l’Aria, début et coda des Litanies); rythmes brouillons ou déformés (Trois danses, fantaisies); rapports de tempo au petit bonheur (Varia tions de la Suite); et, pour un oui pour un non, ces allongements inconsidérés, ces silences ajoutés qui saucissonnent la phrase, à petite comme à grande échelle (Petite Pièce, Scherzo).

Derrière un clinquant qui ne déguise pas les limites techniques (Intermezzo), cette lecture superficielle casse l’élan vital de la musique d’Alain, qui ne souffre pas la précipitation, l’intensité du sentiment (Préludes profanes) et sa poésie rétive à toute pesanteur. L’instrument, neuf « dans le style français symphonique », n’est pas indigne mais son harmonisation, au mieux, manque de raffinement (pédale pachydermique, aigu peu chantant) et, au pire, d’égalité (Ah ! cet ut4 râpeux du cromorne…).

Heureusement, l’œuvre de Jehan Alain a fait l’objet d’enregistrements de grande classe, à commencer par les trois de sa sœur (Erato en 1973 puis 2000, Intrada en 2007). Puisse celui-ci servir de leçon aux producteurs pressés : un corpus aussi exigeant ne se laisse pas sans péril mettre en boîte en deux nuits…

Paul de Louit

CARL PHILIPP EMANUEL BACH

1714-1788

Les deux sonates pour viole de gambe et basse continue. Sonate pour viole de gambe et clavecin Wq 88. J.C. BACH : Sonates pour clavier et viole de gambe Warb B 2b, 4b, 6b, 15b.

Guido Balestracci, Stéphanie Houssier (violes de gambe), Paolo Corsi (piano carré et clavecin).

Arcana. Ø 2022. TT : 1 h 16’.

TECHNIQUE : ⅘

Frères au tempérament très différent, Carl Philipp Emanuel et Johann Christian Bach composèrent tous deux à destination de gambistes réputés. D’un côté Ludwig Christian Hesse, que le premier côtoie à Berlin où il est au service de Frédéric II; de l’autre Carl Friedrich Abel, regardé comme le dernier virtuose de l’instrument, auquel le second s’associe à Londres. Plus développées que celles de son cadet, les pages d’Emanuel sont d’une sensibilité à fleur de peau (Arioso de la Sonate Wq 136). Elles lancent à leurs interprètes de véritables défis expressifs et techniques, ainsi les soupirs du Larghetto dans la Sonate Wq 88 ou l’Allegro di molto vibrionnant de la Wq 137.

Le charme des œuvres signées Johann Christian est plus immédiat, même si la substance en paraît quelquefois ténue (Rondeaux de la Sonate Warb B 4b). Mais comment résister à l’Allegro de la Warb B 6b, d’une fraîcheur primesautière, à la Pastorale de la Warb B 15b, au pittoresque restitué ici avec goût ?

Guido Balestracci sert les deux frères avec la même diligence. S’il se coule sans effort au cœur des harmonies complexes de l’aîné, lui rend ses frémissements et ses orages, il n’en épouse pas moins les délicatesses souriantes du cadet. Il est épaulé par un Paolo Corsi inventif, incisif, tirant le meilleur parti d’instruments choisis avec discernement. Le lyrisme que les deux complices ne perdent jamais de vue apporte densité (Allegretto de la Sonate Warb B 15b), émotion (Adagio ma non tanto de la Wq 137). Un peu plus de flamme, comme chez Vittorio Ghielmi (Winter & Winter, 2007), un supplément de sensualité comme avec Friederike Heumann (Alpha, 2005) et nous serions comblés. Ce qui ne doit pas empêcher de goûter ici un atoutmaître : le souci du cantabile.

Jean-Christophe Pucek

JOHANN SEBASTIAN BACH

1685-1750

Cantates BWV 6, 99, 147.

Dorothee Mields (soprano), Alex Potter (contre-ténor), Guy Cutting (ténor), Peter Kooij (basse), Collegium Vocale Gent, Philippe Herreweghe.

Phi. Ø 2023. TT : 1 h 02’.

TECHNIQUE : ⅘

Un quatuor de solistes stable, un Collegium Vocale façonné, voix et instruments, pour correspondre à une esthétique léchée : les Bach de Philippe Herreweghe se reconnaissent au premier coup d’oreille. C’est sur le détail qu’apparaissent les menues évolutions vers plus d’allègement – chœur à trois chanteurs par partie – sinon de dramatisme. La BWV 99 où les poids lourds de la discographie – Masaaki Suzuki (Bis, 2004), John Eliot Gardiner (SDG, 2005) – marquent le pas est ici une réussite : le chœur d’entrée est parfait de rythme comme d’intentions, les airs équilibrés; tout juste déplore-t-on, dans le Duetto, quelques limites dans les aigus de la soprano et la relative neutralité du contre-ténor.

Cette dernière fragilise aussi, face à Andreas Scholl (avec Christophe Coin, Astrée, 1996) ou Daniel Taylor (avec Gardiner, SDG, 2007), une BWV 6 pourtant aboutie dont l’atmosphère recueillie est pain bénit pour Herreweghe. Partition d’humeur plus expansive nécessitant un sens de l’animation aiguisé, la BWV 147 est celle qui pâtit le plus de ce lissage esthétique, celle où les limites des solistes sont le plus sensibles : une soprano dont les aigus se tendent (« Bereite dir »), un ténor bien pâle en regard d’un Jakob Pilgram (avec Rudolf Lutz, Bach-Stiftung, 2019), un contre-ténor dépassé par un Robin Blaze des grands jours sous la houlette de Suzuki (Bis, 2000). Même le fidèle Peter Kooij laisse transparaître ici des signes de fatigue. L’approche soignée mais parfois trop précautionneuse ravira les adeptes du chef flamand; elle laissera sans doute sur leur faim ceux pour qui la musique de Bach exige autant l’action que la méditation.

Jean-Christophe Pucek

« Bach’s Book of Zen ». Le Clavier bien tempéré, Livre I.

Edna Stern (piano).

Audio Note (2 CD). Ø 2021.

TT : 1 h 45’.

TECHNIQUE : ⅖

Il y a quinze ans, Edna Stern entrelardait de préludes de chorals transcrits par Busoni un choix de préludes et fugues emprunté au seul premier Livre du Clavier bien tempéré. Cette fois sans inserts et dans son intégralité, le même Livre est affublé d’un titre anachronique, comme si le jeune maître de Weimar avait côtoyé sous les fers les gourous du mahayana japonais. « On ne peint bien que son propre cœur en l’attribuant à un autre », écrivait Chateaubriand : à l’évidence, le compositeur se voit attribuer ici la méditation de la pianiste.

Sur un Bösendorfer velouté, la palette des touchers et des articulations se déploie avec la délicatesse d’un pastel. La conception n’a pas changé, sauf un peu plus de ligne qu’il y a quinze ans et un peu moins de pédale. La fréquentation du pianoforte se lit derrière le non-legato des doubles croches et le rubato souple, qui s’est éloigné de Brahms et de Busoni pour puiser aux sources premières du romantisme un naturel doucement expansif.

Le contraste n’est pas le propos de Stern. La variété de l’écriture semble perçue au travers d’un voile, comme dans ce tableau de Khnopff où « une dame, affaissée dans les capitons d’un fauteuil, s’abandonnait aux alanguissements de la musique », la tête dans sa main. S’appliquent ici les mots du critique anonyme d’En écoutant Schumann il y a cent quarante ans : « une extrême sensibilité de vision, un sens développé des intimités de la composition et, par-dessus tout, le je-ne-sais-quoi de mystérieux et de spirituel qui trahit la présence du cerveau dans une œuvre […] Le bonheur de la main s’effaçait devant la volonté de laisser la sensation d’une vie contemplative, repliée en dedans et s’écoutant vivre au bercement d’un chant voilé et tendre » (La Chronique des arts, 23 juin 1883).

Paul de Louit

Concertos pour flûte à bec BWV 1053R et 1055R. Concerto pour violon et flûte à bec BWV 1060R. Concerto pour violon BWV 1056R. Sinfonie des Cantates BWV 76 et 182.

Lorenzo Cavasanti (flûtes à bec), Liana Mosca (violon), Cantica Symphonia, Giuseppe Maletto.

Glossa. Ø 2021-2022. TT : 1 h 02’.

TECHNIQUE : ⅗

Bach n’hésitait pas à transcrire et réutiliser certaines de ses œuvres. Lui emboîtant le pas, Cantica Symphonia réinvente quatre de ses concertos en mettant au centre la flûte à bec, rejointe par le violon dans le BWV 1060, connu sous sa forme à deux clavecins ou pour hautbois et violon. L’archet retrouve dans le BWV 1056R la place de soliste qui était sans doute la sienne à l’origine.

Lorenzo Cavasanti aborde l’exercice avec une solide technique et une sonorité claire, épanouie, voire sensuelle. Il utilise une flûte différente pour chaque partition, afin d’assurer plus de variété et d’accorder au mieux sa couleur au caractère de la pièce. Sa version du est une réussite : les amples mouvements extrêmes ne perdent jamais le fil grâce à l’entente entre l’ensemble, souple et chaleureux, et un flûtiste dont l’ornementation reste toujours contrôlée, tandis que la exhale la mélancolie attendue. Le du souffre d’un certain excès de verticalité, mais l’ affiche une allure débonnaire. Le jeu de Liana Mosca, lui aussi maîtrisé, n’atteint pas au même degré de charme; son violon a parfois le souffle court et le chant un rien timide ( du ). Le , dont l’ liminaire aurait gagné à plus d’allant, joue la carte de l’émotion légère dans l’, d’une vigueur tranquille dans sa

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Felix Mendelssohn 1809-1847
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