À distance, à distance
je lis avec régularité un éditorialiste du Janan Ganesh. L’aisance et l’esprit avec lesquels il saute d’un sujet politique à un sujet de société m’impressionnent. Et voilà qu’en début de semaine il s’est fait le chantre du télétravail dans un édito burlesque et spirituel. Le « travail à distance » – celui qui Il ne veut pas qu’on décide pour lui la température de son bureau et n’a pas de goût pour les rencontres devant la machine à café. Vive le télétravail, c’est l’avenir, c’est la liberté. Il applaudit donc cette opportunité épidémique et fait des vœux pour que l’on ne revienne pas en arrière. Je dois avouer que, dans ma jeunesse, j’ai beaucoup aimé aller au bureau. Je sortais de chez moi le matin de très bonne humeur : ce qui me plaisait surtout c’était la société en miniature que j’allais retrouver. C’était comme une vie de village ; on y rencontrait des notables, des voyous, des premiers de la classe et des cancres, des affectueux et des distants, des audacieux et des peureux. Les ordinateurs n’étant pas encore entrés dans nos vies, on perdait beaucoup de temps au téléphone, pour chercher un dossier ou classer le courrier. La révolution informatique a ensuite tout chamboulé. Elle avait du bon : communiquer, archiver ou retrouver un document était faisable en trois clics. Mais, comme le vice de compliquer les choses est irrépressible chez les humains, s’est ouverte ensuite l’ère pénible des slides, des comex et des mails adressés à cinquante-deux personnes. Les possibilités amorcées par la connectivité tous azimuts vont s’accélérer. Un jour le Covid-19 sera un mauvais souvenir, mais on aura pris des habitudes : les salariés trouveront pratique de continuer à travailler dans leur cuisine en jogging, sans se déplacer. Les grandes entreprises, elles, s’apercevront qu’il n’est pas nécessaire de louer des immeubles entiers pour leurs bureaux, quelques mètres carrés bien situés suffiront pour les dirigeants. Il y aura plein d’experts pour dire à quel point le travail à distance améliore la productivité et permet d’échapper au cauchemar des transports en commun. L’enthousiasme de Janan Ganesh est séduisant. Certes, il oublie que l’humanité n’est pas faite de jeunes gens doués, inventifs, sans enfants, sans lien conjugal et pouvant toujours compenser une journée d’ermite par une soirée festive. Sa charmante mauvaise foi apparaît quand, pour nous convaincre de la nécessité du silence pour l’éclosion des idées, il invoque à la fin de son ode un précurseur du travail à distance : Isaac Newton. La terrible épidémie de peste de 1665 ayant obligé le Trinity College de Cambridge à fermer ses portes (déjà), le jeune savant s’était confiné dans une maison de famille au nord de Londres. Là il vécut son « année des merveilles », multiplia des expériences inédites (un petit trou dans un volet et hop : une théorie sur la réfraction de la lumière) ; sans oublier le jour où, couché sous un arbre de son jardin, il reçut une pomme sur la tête. Vous savez ce qu’il vous reste à faire. Travaillez bien.
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