Sept

Soldat à temps partiel

A travers les barbelés de la caserne de Payerne, un village de béton, flavescent et dépeuplé apparaît… En ce début d’été, le panorama de la place d’armes est assez sordide: passée la garde, vous ne rencontrez plus personne dans cette étrange enclave militaire perdue dans la cité. Et le tout prend des airs post-apocalyptiques dans une version propre en ordre. Nous sommes en Suisse tout de même.

L’absence de mouvement me préoccupe: en marchant avec mon barda sur le dos et mon fusil d’assaut à l’épaule, j’ai le sentiment désagréable d’être mal tombé, que ma présence ici tient de l’intrusion. Comme si je traversais la zone d’exclusion de Tchernobyl ou que je me baladais dans un décor de cinéma durant la pause de midi. Je fermerais les yeux que je pourrais me croire en pleine forêt, mes oreilles flattées par une chorale de pinsons et de mésanges charbonnières rarement importunés par le passage d’un véhicule ou le hurlement lointain d’un officier.

L’averse menace. Le vent est en embuscade, au cas où il me viendrait à l’idée de déployer ce parapluie que je ne devrais pas avoir sur moi. Question d’esthétique, de dignité, de crédibilité sans doute. On ne peut pas craindre l’eau et prétendre avoir le courage de s’exposer aux balles. Le ciel ouvre finalement les hostilités. Le verre de mes lunettes se trouble au contact de la mitraille aqueuse. Je sens mon doigt jouer avec le bouton-poussoir. Le civil en moi reprend le dessus. Il n’y a aucun témoin. Tant pis, je serai le soldat au parapluie.

Les cinq poutrelles d’un monument en acier dominent la place d’appel d’où partent des rues et des venelles goudronnées. L’œuvre d’art évoque une chaise immense, comme une invitation à m’asseoir pour ne plus troubler la quiétude de cet environnement figé qui semble réservé aux statues. Juste derrière se dresse un édifice semblable à ses voisins, mais quelque peu isolé. Deux lettres rouges sur la paroi le distinguent: IF. C’est dans cette infirmerie militaire que je pose mes valises ce sixième jour de juin 2017, contraint, mais curieux de l’expérience. Contraint? En fait, je n’ai pas le choix. Je suis citoyen suisse et jugé apte au service militaire. Donc, comme tout bon milicien, je dois effectuer quasiment chaque année mes cours de répétition de trois semaines. Après cinq mois d’école de recrue sans interruption, je dois m’acquitter de mes obligations militaires: 260 jours au service de la patrie. Le soldat à temps partiel que je suis est donc prié de concilier ses études ou sa carrière avec son «devoir patriotique». Parfois, les impératifs de la vie civile m’obligent à décliner les «invitations» de mon propre bataillon pour me mettre à disposition de l’armée durant une période plus favorable. Mon affectation dépend dès lors des besoins du moment et je ne suis donc pas réellement surpris de me retrouver à l’infirmerie centrale de la place d’armes de Payerne malgré ma formation de fusilier de montagne, sans rien n’y connaître à la médecine.

Connue pour son aérodrome militaire, la petite ville du nord vaudois dispose en plus de deux casernes distinctes: celle de l’aviation et celle de la DCA (Défense contre les avions) au sein de laquelle je séjourne. Cette dernière connaît une période de transition qui n’est pas sans lien avec la tranquillité de l’endroit: des travaux sont en cours dans différents bâtiments laissés vacants depuis la fin de l’école de recrue, la toute dernière en ces lieux appelés à accueillir le nouveau centre de recrutement de l’armée. Dans l’intervalle, la population en treillis s’en trouve réduite à un effectif minimal chargé notamment d’assurer la garde à l’entrée, d’assister le personnel civil de l’infirmerie et de veiller au fonctionnement de la cuisine.

Une caserne, , les militaires en cours de répétition) dont je fais partie ne sont pas officiellement exemptés des formalités, cependant un consensus officieux leur offre une certaine souplesse du moment que les irrégularités ne sont pas étalées publiquement. Certains sont nettement plus âgés que leurs propres cadres et on leur pardonne sans trop se forcer l’oubli d’une annonce ou leur tenue semi-réglementaire – je les reconnais d’ailleurs à leur allure négligée. En voici les symptômes les plus récurrents: pas d’élastique de jambe pour maintenir le pantalon au-dessus des chaussures, désormais usées et mal cirées, absence de couvre-chef, poches entrouvertes, rasage approximatif et coupe de cheveux inappropriée ou trop longue. D’aucuns verraient dans cette apparence de guérillero une forme de contestation par la désobéissance, mais sans doute n’est-ce que l’indice d’un engouement modéré pour leurs chères obligations militaires. Eloignés de leur famille, retardés dans leur travail, les WK doivent aussi composer avec la rémunération qu’on leur attribue: cinq francs par jour pour un soldat et les indemnités octroyées par l’Etat pour compenser le revenu qui n’est pas touché durant la période d’engagement, les fameuses allocations pour perte de gain. Celles-ci correspondent en principe à 80% du salaire chez un travailleur actif, mais oscillent dans les faits entre 62 et 245 francs par jour. Ainsi un étudiant sans enfant touchera le montant minimal, tandis qu’un père de famille gagnant bien sa vie se verra verser jusqu’à quatre fois plus d’argent pour accomplir exactement le même service au sein de «la grande muette».

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