Explorez plus de 1,5 million de livres audio et livres électroniques gratuitement pendant  jours.

À partir de $11.99/mois après l'essai. Annulez à tout moment.

Histoire, mémoire et colonisation
Histoire, mémoire et colonisation
Histoire, mémoire et colonisation
Livre électronique407 pages4 heures

Histoire, mémoire et colonisation

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

Et si le récit des « enfumades du Dahra » que, journalistes, historiens et commentateurs n’ont cessé de marteler depuis 1845, n’est qu’un trompe-l’œil destiné à masquer des faits encore plus graves ? Pourquoi un tel empressement des historiens français à endosser les aveux des militaires sans même chercher à les interroger, et ce malgré leurs incohérences, leurs mensonges, leurs non-dits ? Qu’y a-t-il derrière l’« affaire des grottes » à ce point inavouable ? Et pourquoi, au-delà de la célébration mémorielle de ces massacres, nous, Algériens, n’avons-nous pas cherché à démêler les fils de l’histoire coloniale pour restituer aux victimes leur vérité ? Ce livre est une enquête minutieuse et sans concession, qui a mobilisé une documentation exceptionnelle et inédite sur ce qu’il faut bien appeler le premier crime politique de la guerre de colonisation. Il montre en outre, au-delà des terribles violences subies par les Algériens, l’ampleur des occultations, des omissions et des dénis dont leur histoire a fait l’objet. Il appelle enfin à une véritable décolonisation de l’Histoire.


À PROPOS DE L'AUTEUR

Après des études d’économie politique, Hosni Kitouni a été chercheur associé à l’Université d’Exeter en Angleterre entre 2018 et 2021. Il est notamment l’auteur de "La Kabylie orientale dans l’histoire" (2013) et du "Désordre colonial" (2018). Ses recherches portent sur l’histoire de la période 1830-1870 dans une perspective décoloniale.
LangueFrançais
ÉditeurChihab
Date de sortie5 déc. 2025
ISBN9789947397756
Histoire, mémoire et colonisation

Lié à Histoire, mémoire et colonisation

Histoire pour vous

Voir plus

Catégories liées

Avis sur Histoire, mémoire et colonisation

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    Histoire, mémoire et colonisation - Hosni Kitouni

    Histoire,_mémoire_et_colonisation.jpg

    histoire, mémoire

    et colonisation

    Démêler les complexités de la violence coloniale et ses séquelles en Algérie

    HOSNI KITOUNI

    HISToire, MÉMOIRE

    et colonisation

    Démêler les complexités de la violence coloniale et ses séquelles en Algérie

    CHIHAB EDITIONS

    © Éditions Chihab, 2024

    www.chihab.com

    Tél. : 021 97 54 53 / Fax : 021 97 51 91

    ISBN : 978-9947-39-775-6

    Dépôt légal : octobre 2024

    Pour Anis et Mohamed Adam

    Cette histoire, étoile en guise de chemin

    INTRODUCTION

    « Il est impossible d’implanter une nombreuse population rurale européenne dans l’Afrique du Nord sans désagréger et disloquer du même coup la société indigène. Cependant cette implantation est indispensable ; elle est notre devoir primordial si nous voulons être autre chose en Afrique que des passants dont le sable aura bientôt effacé les pas, si nous voulons y faire œuvre durable et créer une France nouvelle¹. »

    « Dans l’égarement de votre raison, vous voulez gouverner les Arabes…occupez-vous de gouverner mieux votre pays ; les habitants du nôtre n’ont à vous donner que des coups de fusil… Ce pays est le nôtre, vous n’y êtes que des hôtes passagers ; y resteriez-vous 300 ans comme les Turcs, il faudra que vous en sortiez². »

    Toute colonisation de peuplement vise à éliminer les natifs pour les remplacer par une immigration invasive³. Cela a commencé avec la conquête de l’Amérique et l’extermination des Indiens et des Aborigènes, cela s’est poursuivi avec l’Algérie et cela continue aujourd’hui à Gaza en Palestine. Que ce processus de remplacement ait réussi (Amérique-Australie) ou échoué (Algérie-Afrique du Sud) il est potentiellement génocidaire au sens où Raphaël Lemkin⁴ a donné à ce néologisme, c’est-à-dire une entreprise globale irréductible au massacre, par laquelle le colonisateur détruit les personnes, les fondements de leur existences, s’attaque à leur patrimoine culturel, à leur économie, aux détenteurs de savoir, aux élites religieuses, aux lieux de culte, aux bibliothèques, c’est-à-dire en dernière analyse, détruit les infrastructures de vie afin de priver les communautés de leur capacité à se régénérer et à assurer leur souveraineté.

    Ce qui se passe à Gaza (2024)⁵ a pris un caractère immédiat et universel grâce aux objectifs des caméras, des réseaux sociaux et des médias du monde entier. L’information en instantané venant de sources différentes et multiples permet de voir et de lire ce qui s’y passe et par conséquent de se faire une opinion. Malgré la toute-puissance des lobbys pro-israéliens qui ont tenté d’interdire les médias alternatifs, ils n’ont pas réussi à empêcher l’émergence de contre récits des évènements, ce qui a permis l’éclosion d’un mouvement de solidarité dans le monde en faveur des victimes et rendu possible une qualification morale et juridique différenciée des horreurs commises par l’armée israélienne.

    Pourquoi se sachant filmés et condamnés par les opinions publiques du monde entier, les militaires israéliens poursuivent leur action avec la même hargne et la même intensité ? Bien plus, ce sont eux-mêmes qui se filment à visage découvert et publient les vidéos de leurs cruautés sur X (ex-Twitter), Instagram, etc. « Ce qui frappe en tout premier lieu c’est le nombre de photos et de vidéos venant de militaires heureux, hilares même, totalement inconscients de leurs propres crimes, tel un couple de soldats se demandant en mariage dans une école fraîchement bombardée au nord de Gaza. Ou ce militaire qui célèbre ses fiançailles avec ses camarades, comptant à rebours jusqu’à l’explosion d’une bombe dans un immeuble civil juste derrière lui⁶ ». Ces vidéos font l’objet d’une soigneuse scénarisation, « elles montrent des soldats face caméra préparer des lance-missiles, installer des bombes pour détruire des structures civiles à Gaza sur fond de musique entraînante - mimant des tutoriels et adoptant le langage visuel des vidéos TikTok - et se féliciter de chaque explosion⁷ ». Destinées aux réseaux des amis, elles réunissent parfois à réunir des millions de vues en Israël et dans le monde. Cet exhibitionnisme de l’horreur trouve un répondant dans les réactions des internautes, qui « like⁸ », commentent, partagent les publications. Comment expliquer ce phénomène où le bourreau met en scène son propre ensauvagement et son mépris pour la vie humaine ? Question d’autant plus complexe que ce phénomène ne concerne pas seulement des individus isolés ou des actes exceptionnels, tout indique qu’il relève d’une sorte d’atavisme collectif auquel sont parvenus des Israéliens y compris les membres du gouvernement qui semblent donner leur consentement passif. Il s’agit donc bien d’un comportement collectif d’au moins une partie de la société israélienne qui trouve légitime et valorisant de massacrer des Palestiniens et de leur faire subir les pires horreurs.

    La nouveauté n’est pourtant pas dans les actes, mais dans la manière de les rapporter. Les chercheurs dénombrent entre 1948 et 2024, 33 à 68 massacres collectifs commis par les Israéliens en Palestine, parmi lesquels quelques-uns ont fait des milliers de victimes : Deir Yassin (1948), Sabra et Chatila (1982) ; Gaza (première intifada, 1987) au cours de laquelle « quelques 1100 Palestiniens au total ont été tués, plus de 1200 maisons ont été détruites et 140 000 arbres arrachés dans les fermes et terres agricoles exploitées par des Palestiniens » ; Gaza (seconde intifada). Ce qui a changé avec l’actuelle guerre c’est la publicité avec laquelle les cruautés sont médiatisées. L’élimination définitive des Palestiniens est admise publiquement comme un objectif de guerre, nécessaire à la sécurité des Israéliens. Même les traditionnels verrous de la censure et de la honte ont sauté comme a disparu toute force médiatrice dans ce conflit colonial.

    Les « récits-selfies » des soldats français

    Cette narration du génocide en action à Gaza rappelle à maints égards ce qui s’est passé en Algérie entre 1830 et 1871, période au cours de laquelle devant la résistance des populations freinant l’avancée de la colonisation, leur élimination est devenue une nécessité impérieuse ; théorisée dans la « doctrine de la guerre totale » du général Bugeaud (1840). Pour vaincre, écrit-il « j’y ai réfléchi bien longtemps, en me levant, en me couchant ; eh bien ! Je n’ai pu découvrir d’autre moyen de soumettre le pays que de saisir l’intérêt agricole », il faut donc empêcher les populations « de semer, de récolter, de pâturer », pour les priver des moyens d’existence. En s’attaquant à l’activité agricole et pastorale, la guerre affame les populations, les appauvrit, les pousse soit à s’éloigner pour chercher ailleurs de quoi vivre, soit à se soumettre ». Pourchassés, harcelés, « les Arabes pourront fuir dans le désert à l’aspect de vos colonnes… S’ils restaient dans le désert, je ne le regarderais pas comme un très grand malheur ; le terrain serait plus libre pour la colonisation européenne. S’ils reviennent, il leur faudra capituler… ce sera le moment d’exiger des garanties, la remise de leurs chevaux, de leurs armes, pour leur permettre de s’établir sur leur ancien territoire derrière vous ». Bugeaud appelle cela une « guerre de châtiment », techniquement, cela consiste à « avoir des colonnes aussi légères que possible » et à pourchasser, attaquer les tribus partout pour « bruler les moissons et rentrer dans les places ». Ces opérations doivent se répéter autant de fois qu’il le faudra, « de cette manière, on finirait à la longue, mais à la très longue, par fatiguer les Arabes⁹. »

    Entre 1830 et 1871, plus d’une centaine de villes ont été dévastées, 5 millions d’hectares dépossédés, 336 tribus réduites à la misère totale, 1,2 million d’Algériens ont été massacrés ou ont disparu. Il n’existait pas alors d’information en instantané, ni de vidéo, ni de réseaux sociaux, mais les soldats ont trouvé le moyen de faire des selfies pour immortaliser leurs horreurs. Les correspondances de Saint Arnaud, de Cavaignac, de Bugeaud, les articles de la presse locale d’Algérie fourmillent de descriptions macabres et horrifiantes qui, toute proportion gardée, préfigurent ce à quoi nous assistons aujourd’hui à Gaza. Ces autonarrations sont destinées aux parents, aux amis, elles racontent sans voile et sans honte les plus abominables cruautés.

    « Il est vrai que nous rapportons un plein baril d’oreilles récoltées paire à paire sur les prisonniers, amis ou ennemis ». « … des cruautés inouïes, des exécutions froidement ordonnées, froidement exécutées à coups de fusil, à coups de sabre, sur des malheureux dont le plus grand crime était quelquefois de nous avoir indiqué des silos vides¹⁰. »

    « Je lui fis couper la tête et le poignet gauche et j’arrivai au camp avec sa tête piquée au bout d’un fusil. On les envoya au général Baraguay d’Hilliers qui campait près de là, et qui fut enchanté, comme tu le penses¹¹. »

    D’autres selfies du colonel Montagnac¹², où il décrit son œuvre de barbare avec une minutie de pervers : « Nous nous sommes établis au centre du pays… brûlant, tuant, saccageant tout… Quelques tribus pourtant résistent encore, mais nous les traquons de tous côtés, pour leur prendre leurs femmes, leurs enfants, leurs bestiaux », (2 mai 1843). « Vous me demandez, dans un paragraphe de votre lettre, ce que nous faisons des femmes que nous prenons. On en garde quelques-unes comme otages, les autres sont échangées contre des chevaux, et le reste est vendu à l’enchère comme des bêtes de somme », (31 mai 1842).

    Un autre colonel criminel de guerre écrit dans la même veine à son frère et confident :

    « Nous restons jusqu’à la fin de juin à nous battre dans la province d’Oran, et à y ruiner toutes les villes, toutes les possessions de l’émir. Partout, il trouvera l’armée française, la flamme à la main ¹³». « Nous sommes dans le centre des montagnes, entre Miliana et Cherchell. Nous tirons peu de coups de fusil, nous brûlons tous les douars, tous les villages, toutes les cahuttes » (avril 1842). « Le pays des Bni Menacer est superbe et l’un des plus riches que j’ai vus en Afrique. Les villages et les habitations sont très rapprochés. Nous avons tout brûlé, tout détruit. Oh la guerre, la guerre ! Que de femmes et d’enfants, réfugiés dans les neiges de l’Atlas, y sont morts de froid et de misère ! » (Avril 1842) « On ravage, on brûle on pille, on détruit les maisons, les arbres. Des combats : peu ou pas » (juin 1842). « Des tas de cadavres pressés les uns contre les autres et morts gelés pendant la nuit. C’était la malheureuse population des Bni Menacer, c’était ceux dont je brûlais les villages, les gourbis et que je chassais devant moi » (février 1843).

    La prise des villes a donné lieu à des scènes de carnages terrifiantes que le soldat n’hésite pas à décrire en usant cependant d’une formule rhétorique, attribuant aux zouaves, l’horreur des cruautés commises lors de la prise des Zaatcha (Biskra), 16 juillet au 26 novembre 1849.

    « Pas un des courageux assiégés n’a demandé quartier. Tous, jusqu’au dernier, se sont fait tuer les armes à la main. Faut-il ajouter que, là aussi, dans ces maisons que les indigènes avaient défendues avec tant de bravoure, eurent lieu bientôt des scènes déplorables ? Les zouaves, dans l’enivrement de leur victoire, se précipitaient avec fureur sur les malheureuses créatures qui n’avaient pu fuir. Ici, un soldat amputait, en plaisantant, le sein d’une pauvre femme qui demandait comme une grâce d’être achevée, et expirait quelques instants après dans les souffrances ; là, un autre soldat prenait par les jambes un petit enfant et lui brisait la cervelle contre une muraille ; ailleurs, c’étaient d’autres scènes qu’un être dégradé peut seul comprendre et qu’une bouche honnête ne peut raconter¹⁴. »

    Les plus terribles cruautés furent commises et décrites lors du siège de la ville de Laghouat du 21 novembre au 4 décembre 1852 :

    « Le carnage fut affreux ; les habitations, les tentes des étrangers dressés sur la place, les rues, les cours furent jonchés de cadavres. Une statistique faite à tête reposée et d’après les meilleurs renseignements, après la prise, constate un chiffre de 2300 hommes, femmes ou enfants tués ; mais les chiffres des blessés furent insignifiants, cela se conçoit. Les soldats furieux d’être canardés par une lucarne, une porte entrebâillée, un trou de la terrasse, se ruaient dans l’intérieur et y lardaient impitoyablement tout ce qui s’y trouvait ; vous comprenez que, dans le désordre, souvent dans l’ombre ; ils ne s’attardent pas à établir de distinction d’âge ni de sexe : ils frappaient partout et sans crier gare¹⁵ ! »

    Mais le selfie devenu mondialement célèbre est celui du colonel Pélissier où il raconte comment il a asphyxié « 500 femmes, enfants et vieillards », dans les grottes Oued El Frachih dans le Dahra (région située dans le triangle Ténès-Mostaganem-Chélif). Sa lettre-selfie a fait le tour du monde soulevant partout une indignation horrifiée...

    Ce besoin de narrer les violences n’est pas spécifique à l’Armée française et à la guerre d’Algérie. Déjà, au cours du XVIIe siècle les conquistadors inaugurant les guerres modernes de colonisation de peuplement ont laissé des récits terrifiants de leurs exactions. Hernán Cortés par exemple dans son Cartas de relación (Lettres de relation) à Charles Quint, décrit ses exploits militaires et tente de les justifier par la barbarie de ses victimes, ou encore Francisco Pizarro qui a conquis l’Empire inca et a écrit Relación de la conquista del Perú (Relation de la conquête du Pérou), dans laquelle il donne des descriptions ahurissantes des violences infligées aux Incas présentés comme des tyrans cruels. Cette relation du sujet à sa propre violence, qui se décrit en train de brûler, torturer, massacrer trouve ses mobiles dans la haine et la peur spécifiques à la guerre pour l’espace vital.

    Dans leurs descriptions du monde autochtone, les Européens assimilent les habitants à la faune sauvage inspirant la terreur : « Ces barbares, dont les traits extérieurs n’ont qu’une ressemblance imparfaite avec notre espèce ; car ils surpassent en férocité les animaux qui peuplent leurs forêts… toujours avides de carnage et d’horreurs, s’entretuent, et dévorent les membres de leurs ennemis dans les émeutes populaires¹⁶. »

    Malheur à celui qui tombe entre leurs mains, il subira la plus terrible des morts !

    Fantasmant sur la violence des autochtones le sieur Arman Hain, membre fondateur de la Société coloniale d’Alger, la décrit ainsi :

    « À cet infortuné, ils arrachent les ongles, les yeux, puis lui coupent le nez, les oreilles, puis une main, puis un bras, puis une jambe ; et pendant qu’il se débat dans les douleurs d’une agonie longue et cruelle : leurs yeux pétillants d’une féroce joie contemplent avec délices les souffrances atroces de leur victime… c’est seulement lorsque la vie n’anime plus ces chairs mutilées que la lame cintrée du yatagan sépare la tête du tronc, et sur cette lame, ils font une raie de plus, parce qu’elle a coupé une tête de plus¹⁷. »

    La sauvagerie ainsi fantasmée n’est pas seulement attachée à un état d’arriération sur la chaîne de l’évolution de l’espèce humaine, elle renvoie à une différenciation fondamentale entre races...

    « Il faudrait frapper, frapper sans pitié ; il faudrait parsemer de têtes les chemins ; il faudrait faire aux Arabes une guerre d’extermination. Il faudrait leur faire cette guerre qu’ils nous font. Il faudrait nous délivrer de ces ennemis comme nous nous délivrons des bêtes féroces des forêts ; il faudrait déclarer la guerre implacable non à telle ou telle tribu, mais à la race. Il faudrait faire le vide autour de nous.

    Alors, la colonie algérienne, jouissant de la sécurité qui lui est indispensable, pourrait entreprendre ce qu’on lui interdit jusqu’à présent, une sérieuse colonisation¹⁸. »

    Il s’agit de détruire sans espoir de réconciliation et sans crainte de représailles, car cette violence a vocation à rendre impossible toute cohabitation égalitaire entre invasifs et autochtones. Violence donc de l’irréversible, le massacre creuse un fossé de sang et de haine au présent et dans l’imaginaire des générations futures.

    Comme le soutient Michael Taussig, la violence en situation coloniale est « un état physiologique, un fait social et une construction culturelle dont les dimensions baroques lui permettent de servir de médiateur par excellence de l’hégémonie coloniale¹⁹ ». Or, dans la situation de colonisation de peuplement, cette hégémonie n’est pas seulement collective, celle des Européens, elle doit être également individuelle, celle du colon comme être social impliqué dans un processus de hiérarchisation raciale. Les récits, leurs narratifs participent à la formation de la mythologie de la terreur par laquelle elle se crée et se propage. Ce n’est pas la victime animalisée qui gratifie le bourreau, mais le fait que la victime est humaine, permettant ainsi au bourreau de devenir sauvage ». Mettre en scène son ensauvagement est une sorte d’assurance-vie pour le colon face à la menace toujours présente du colonisé.

    À quoi nous assistons à Gaza est un concentré dans le temps et l’espace, de ce qui s’est passé depuis l’invasion de l’Amérique par les Européens, cela nous révèle de manière vivante ce qu’ont dû subir en vase clos les Indiens d’Amérique, les aborigènes d’Australie, les Africains, les Algériens. Malgré les évolutions de la technique et la sophistication des matériels de guerre qui permettent aujourd’hui de massacrer à distance à travers l’écran froid des ordinateurs, il y a en dernière analyse la décision des massacreurs dont le sens est identique, quel que soit l’époque ou le lieu de perpétration. Devant son pupitre ou à la tête d’une colonne expéditionnaire, le massacreur répond à la même pulsion de mort, aux mêmes instincts, à la même volonté d’anéantir l’Indien, l’Algérien, l’Africain du Sud ou le Palestinien. Les visages des massacrés « reflètent aux colons les vastes et baroques projections de la sauvagerie humaine dont les colons ont besoin pour établir leur réalité en tant que gens civilisés²⁰.

    Des massacres en vase clos

    S’il existe des similitudes anthropologiques entre les massacres de Gaza et ceux de la guerre d’Algérie (1830-1871), existent aussi des différences notables. C’est sans doute pour la première fois dans l’histoire que le récit d’une guerre coloniale de peuplement n’est pas le monopole du colonisateur. La multiplicité des sources d’information, y compris celle des victimes elles-mêmes, documente au jour le jour les évènements et donne ainsi de la guerre une vision plus complète et plus objective. Il y a là un changement paradigmatique dans la construction du récit historique : les vainqueurs, les puissants ne disposent plus de son monopole ni de la liberté de massacrer dans l’indifférence générale. Un récit alternatif devient possible où la victime est un sujet conscient de ses actes et oppose ses propres « vérités » à celles du bourreau. Grâce aux réseaux sociaux et aux médias, on peut ainsi suivre en direct le déroulement du génocide et pouvoir en prendre la mesure.

    À la différence de ce qui se passe pour Gaza, la guerre de colonisation de l’Algérie entre 1830 et 1871 s’est déroulée sans les caméras de télévision, sans journalistes accrédités, sans témoignages des victimes. Seuls existent sur ces évènements les récits des bourreaux. Nous sommes loin de « l’espace de la mort », des odeurs de charniers, de la détresse des femmes et des pleurs des enfants. Aucune image, aucune parole vivante n’est là pour nous « parler » des souffrances de ceux morts de froid, de faim sous la neige de l’Atlas blidéen ou aux Zaatcha (Biskra) ou à Bni Abbes (Bibans) ou à Naara (Aurès) ou à Aïn Salah.

    Ces évènements sont rapportés exclusivement par les récits-selfies des soldats français, c’est la narration de leurs crimes et de leurs atrocités qui a fait histoire. À l’origine, ils étaient destinés à stigmatiser les victimes, à les animaliser et à les rendre coupables de leur propre mort. Ces récits sont des auto-mises en scène, ils ressemblent à ceux des soldats israéliens se filmant à Gaza. Ce n’est ni la compassion humaine ni l’empathie qui les ont inspirés. Ils décrivent la souffrance des victimes à travers le prisme des narrateurs qui, en raison de leurs origines, de leurs cultures, de leur appartenance ethnoreligieuse, ne peuvent ni voir ni ressentir ce que leurs victimes endurent. Et dans le même temps, ils sont forcés d’occulter, pour sauver leur image, les turpitudes ignobles de leur propre animalité.

    Centrés sur le vécu des soldats français, ces récits offrent une perspective partielle et biaisée des évènements. Ils ne rendent pas compte des effets psychologiques, sociaux, culturels de la violence sur le devenir des communautés et les traumatismes qu’ils engendrent. Or, ces effets sont essentiels pour comprendre l’ampleur du désastre provoqué par la colonisation sur l’identité collective.

    Par exemple, on trouve dans les rapports français de nombreuses descriptions sur la prise d’otage de femmes et d’enfants appartenant aux familles des chefs. Mais rarement ne sont révélés les traitements qu’ils leurs sont réservés. Or, il arrive souvent que les femmes et les enfants soient violés par les soldats avec l’approbation de la hiérarchie²¹. En outre, la pratique systématique des razzias, en détruisant les logistiques de vie, appauvrit et disloque les communautés et les familles et les réduit à la précarité absolue. Quelles conséquences en outre, ont la perte des terres, la destruction des habitations et des cultures, l’obligation de vivre, pour un musulman, sous le joug du chrétien, la pratique de la prostitution, la consommation publique de l’alcool, l’élevage des porcs, etc.

    Les récits-selfies des soldats appartiennent à leur époque, à l’origine ils étaient destinés à être partagés par les Français, dans la colonie et en métropole. Ils n’étaient pas destinés aux Algériens. Ces récits ont contribué à former les « mythes–moteurs²² » de la France en guerre contre les Algériens. Raison pour laquelle, ils comportent une tendance appuyée à l’exotisme, exagérant le côté pittoresque et fantasque pour impressionner les lecteurs métropolitains. Ces récits ne sont ni des plaidoyers en faveur des victimes, ni des aveux de reconnaissance des crimes commis, ni des discours éthiques sur la violence.

    Ce sont ces récits primaires, chroniques, écrits de voyageurs, rapports militaires, correspondances qui vont servir de sources aux historiens professionnels de l’Université d’Alger. L’académisme ne va pas changer la perspective coloniale de la narration, il l’habille simplement d’un costume de respectabilité. Point essentiel dont on doit tenir compte, en leur majorité ces historiens sont des Européens d’Algérie. Impliqués dans leur société, solidaires des leurs, ils ont repris les écrits militaires pour les ordonner dans des récits à la gloire de l’œuvre coloniale :

    « Le colonialisme avait désormais son foyer idéologique, sa pépinière, où allaient se révéler tant de zèles défenseurs : des juristes comme Millot, Viard, Bousquet et Lambert ; des historiens comme E. F. Gauthier, Georges Marçais, Christian Courtois, Roger Letourneau, Gabriel Camps ; des philosophes comme Léon Gautier ; des linguistes comme Henri Basset et Henri Pérès, et bien d’autres qui allongent inutilement la liste²³. »

    Monopole du colonisateur sur les récits primaires et sur l’histoire savante qui va soulever un problème capital pour le mouvement nationaliste algérien et plus cruellement encore pour l’Algérie indépendante : quelle histoire écrire, transmettre et enseigner pour faire nation ? Et de quel passé sommes-nous les héritiers ? Que faire de l’historiographie coloniale ? Et plus généralement que faire des « sciences humaines » coloniales ?

    Les premiers historiens modernes algériens appartiennent au courant islahiste, ils sont les initiateurs d’une « narration encyclopédique de la nation », leur Histoire commence avec les premiers royaumes berbères et s’achève avec la prise d’Alger en 1830. Ils ont ainsi fait l’impasse sur la colonisation telle une parenthèse tragique devant nécessairement se refermer. Venant après eux, Mohamed Cherif Sahli et Mustapha Lacheraf n’ont pas laissé d’écrits sur cette période. À l’exception de l’étude remarquable de Lacheraf sur le Colonialisme et féodalité, parue dans Esprit à la veille du déclenchement de la guerre de libération, il n’existe pas à l’indépendance, d’historiographie nationale sur la période coloniale.

    Bien plus crucial, en 1962, le déficit en enseignants d’histoire, en livres, en programmes d’enseignement, en archives, privait le pays des moyens pour écrire et transmettre son histoire libérée du monopole colonial. Cette réalité doit être prise en compte pour mesurer les défis colossaux auxquels l’Algérie devait faire face. Au regard de l’état général de délabrement du pays, de la misère endémique et des attentes de la population, la question du contenu des enseignements pouvait paraître secondaire.

    Dès 1964, l’historien Mohamed Cherif Sahli, bien plus que tout autre, dresse un constat sans appel : « Depuis 1830, l’histoire de l’Algérie est devenue le monopole de la science française », faisant remarquer que des « générations d’historiens, professionnels ou amateurs, civils ou militaires, ont fouillé notre passé avec un intérêt lié au mythe de l’Algérie Française ». Tout se passe, selon lui, comme si « le choix et l’interprétation des faits historiques obéissaient au souci d’écœurer le lecteur et l’inciter à conclure à la légitimité historique du régime colonial, à la vanité insensée de toute action tendant à modifier le statuquo ». Il appelle par conséquent à décoloniser l’histoire, ce qui exige selon lui d’accomplir une véritable révolution copernicienne pour remettre en cause, en priorité, sa vision égocentrique, réviser ses outillages intellectuels, renouveler « les postulats, les notions, les définitions, les théories et les valeurs » afin « d’exprimer avec une égale sympathie

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1