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Trilogie chorale: Scène de pêche en Algérie Portrait de groupe au pied de la montagneLe meilleur de nous-mêmes
Trilogie chorale: Scène de pêche en Algérie Portrait de groupe au pied de la montagneLe meilleur de nous-mêmes
Trilogie chorale: Scène de pêche en Algérie Portrait de groupe au pied de la montagneLe meilleur de nous-mêmes
Livre électronique365 pages5 heures

Trilogie chorale: Scène de pêche en Algérie Portrait de groupe au pied de la montagneLe meilleur de nous-mêmes

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À propos de ce livre électronique

Entamée avec le roman "Scène de pêche en Algérie" (2006), poursuivie par "Portrait de groupe au pied de la montagne" (2023), "la trilogie chorale" s’achève sur Le meilleur de nous-mêmes (inédit). Ce sont trois ouvrages écrits chacun dans le genre roman choral, ou roman en nouvelles, se distinguant par la diversité des personnages, points de vue et regards, et l’autonomie de chaque nouvelle. Les trois romans réunissent les mêmes personnages et les mêmes lieux. Des thématiques communes les lient également. Des personnages des première et deuxième parties réapparaissent dans la troisième, conférant une grande unité à la trilogie, et accentuant la polyphonie inhérente au roman choral. De même, la voix de l’auteur y fait intrusion au travers de la non fiction qui « fracture la narration » et la fait voyager vers de lointaines contrées.

A PROPOS DE L'AUTEUR

Mohamed Magani est né à El Attaf. Auteur de romans en français et de nouvelles en anglais, il parcourt le monde et s’inspire de ses voyages dans l’écriture. Mohamed Magani vit à Alger et enseigne à l’Université.
LangueFrançais
ÉditeurChihab
Date de sortie5 déc. 2025
ISBN9789947397732
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    Aperçu du livre

    Trilogie chorale - Mohamed Magani

    Trilogie_chorale.jpg

    Trilogie chorale

    صدر هذا الكتاب بدعم من وزارة الثقافة والفنون

    Mohamed Magani

    Trilogie chorale

    Scène de pêche en Algérie

    Portrait de groupe au pied de la montagne

    Le meilleur de nous-mêmes

    CHIHAB EDITIONS

    © Éditions Chihab, 2024.

    www.chihab.com

    Tél. : 021 97 54 53 / Fax : 021 97 51 91

    ISBN : 978-9947-39-773-2

    Dépôt légal : octobre 2024

    Première partie :

    Scène de pêche en Algérie

    Les journées consacrées exclusivement à la pêche

    ont pour étrange conséquence d’effacer votre esprit

    et de vous faire retourner à la réalité ordinaire à pas

    prudents, sinon à reculons.

    Jim Harrison

    The river is the water’s true form and it is a very

    satisfactory form for the water…

    Gertrude Stein

    Le buste de l’Émir

    Un soir de mars, vers sept heures, alors que je m’apprêtais à déguster le premier poisson d’eau douce depuis des lustres, la sonnerie retentit. Il y avait du monde devant la porte. Accompagnés de mon voisin direct, d’un palier l’autre six individus se tenaient sur les marches de l’escalier. Le voisin dit avoir besoin de la clé de notre cave commune. Je la lui remis et fis remarquer que tous les locataires, en principe, devaient en posséder une. Les six inconnus observaient un silence calculé.

    Le lendemain, la visite des six hommes, son but surtout, fut sur toutes les lèvres. La Brigade de recherche des objets d’art n’existait pas encore, mais l’équipe des cinq hommes remplissait déjà ses fonctions. Ils pistaient un objet d’art, mystérieusement disparu d’une place publique, et mirent la main dessus dans notre immeuble. La guerre contre les civils n’avait pas épargné les statuaires et autres sculptures, quand bien même leur sort fut autre que celui des bouddhas géants d’Afghanistan terrassés au canon. Dans la cave noyée de notre immeuble, la nouvelle brigade repêcha un buste de l’Émir Abdelkader.

    Il y eut bien quelques froncements de sourcils et haussements d’épaules, doutes que les faits levèrent rapidement. Il s’agissait sans erreur possible d’un buste de l’illustre Émir, pièce de valeur volatilisée au milieu d’une place publique. Les mensurations correspondaient avec exactitude à celles de l’œuvre authentique. Buste en bronze lourd. Matière, poids, dimensions, inscriptions, couleurs : tout y était.

    Surencombrée d’objets remisés, la cave débordait en outre d’une eau gluante et huileuse, noire comme du cirage, fruit pourri des dernières pluies diluviennes. Plus personne n’osait s’y aventurer et risquer sa santé, hormis le nouveau et dernier venu dans notre immeuble, lorsqu’il voulut se réserver un débarras une fois le beau temps revenu. Nul parmi les voisins ou dans les autres immeubles ne pouvait dire d’où il ne venait ni ce qu’il faisait dans la vie. D’apparence riche, il saluait quelquefois, adressait peu, pour ne dire jamais, la parole aux voisins. C’est lui qui alerta la police sur la présence de l’objet insolite dans notre cave. Incapables d’en savoir plus sur lui, les langues se délièrent au sujet de son prédécesseur dans l’appartement.

    Chef de daïra, ce dernier aurait agi sur instruction de ses supérieurs. Il dissimula le pesant buste sous une eau morte et opaque, dans la seule et méritoire intention de lui épargner le sort de maintes autres œuvres d’art plantées dans les lieux publics : le pillage ou la destruction.

    La question demeurait cependant, pourquoi la cave et sa mare captive et empuantie ? (Sa fétidité, miracle du séisme, ne put gravir les marches de notre immeuble encore debout.) D’après un voisin, le chef de daïra s’était approprié le buste de son propre chef. La cave noyée fournit une cache idéale. Une intempestive mutation, dans un coin reculé du pays, aurait contrecarré ses plans. Se hasarder à sortir le buste de l’Émir, le transporter si loin, l’exposait à de gros risques, par-dessus tout compromettre sa carrière.

    Selon deux autres voisins, une enquête, diligentée en réalité sur tous les objets d’art détruits ou disparus, aurait permis de remonter jusqu’à l’indélicat haut fonctionnaire. Partagés, les locataires de notre immeuble ne pouvaient s’expliquer son acte ambigu ni être tout à fait affirmatifs sur ses intentions, encore moins témoigner de l’innocence du chef de daïra en le présentant comme un protecteur des arts (du genre à patauger dans la vase, si nécessaire, par passion de sa mission), ou à l’opposé coupable de recel et malfaiteur fini.

    Carnages

    À l’exception du locataire occupant le cinquième et dernier étage, nous nous retrouvâmes à l’entrée de l’immeuble. La veille, nous avions pris la résolution d’aller admirer, au marché à côté, les premières pastèques de l’été.

    Dès l’entrée du marché, nous vîmes deux hommes décharger une camionnette lourde de pastèques. Les beaux fruits s’entassaient et nous rêvions, à haute voix, de leur chair aqueuse et désaltérante à souhait en cette journée de chaleur accablante. Le fruit de saison idéal. Un voisin du deuxième nous signala que la pastèque était une plante qui donne ce fruit. Nos propos dérivèrent sur les frontières tenues que la science établit parfois, propos qui nous évitèrent en fait de demander le prix du kilo du fruit convoité. Nous savions qu’il était inabordable à ce stade de son arrivée sur les marchés.

    Nous continuâmes rapidement notre chemin. Les ventes à la criée battaient leur plein pour tout, à l’exclusion des pastèques. Silencieux et immobiles comme des momies, les vendeurs savaient leurs prix hors de portée et nous lorgnaient de loin, sans doute considérant notre groupe au même niveau qu’une colonie de vacances en promenade surveillée.

    Vers la sortie, nous assistâmes à une scène ahurissante entre les deux hommes qui déchargeaient les pastèques d’une camionnette. Associés en apparence, l’un perché sur le véhicule lançait des pastèques à l’autre qui, au lieu de les déposer par terre avec précaution, les éventrait l’une après l’autre à l’aide d’un couteau à lame cendrée.

    – Elle est mûre, celle-ci ?

    Il découpa la pastèque en deux et attrapa la suivante au vol.

    – Elle est mûre, celle-ci ?

    Il l’étripa.

    – Et celle-ci, elle est mûre ?

    Il ne se retenait pas d’éventrer.

    Il exécuta ainsi un bon tiers du chargement de la camionnette. Les morceaux, à la chair d’un blanc jaunâtre, se répandaient autour de lui. Un public médusé entoura l’homme qui ne décolérait pas contre son associé gardant insolitement les yeux mi-clos et les oreilles inattentives, appliqué à lui lancer mécaniquement les pastèques, pareil à un automate activé par le moteur de la camionnette.

    Au bord de l’explosion, l’homme destinataire des pastèques les laissait à présent choir sur le sol. Elles se fendaient avec l’éclatement mat d’un paquet de pétards mouillé. Il sautait sur les tranches grossièrement charcutées.

    – Et ça… et ça… ?

    Il poursuivit le massacre tout en se déchaînant contre les morceaux à coups de pied.

    – C’est mûr, ça ? et ça ?

    De retour à notre point de départ, un autre spectacle nous attendait. Tous les immeubles aux fenêtres, nous observions la scène et ne vîmes personne intervenir. Le nouvel épicier dans notre quartier, jeune homme plein de force et de santé, brandissait un couteau à fromage contre le visage d’un habitué de son épicerie, malingre et court sur ses pieds.

    Les menaces s’enchaînaient de part et d’autre. Des grossièretés fusèrent, puis les insultes plurent, surtout du côté du nouvel épicier. Lorsqu’il souleva brusquement le couteau au-dessus de la tête, son adversaire prit la fuite.

    L’épicier se lança à sa poursuite. Il le rattrapa juste devant la décharge à ordures. Nous vîmes alors le père du jeune menacé accourir et s’interposer. « Frappe-moi ! Frappe ! C’est moi que tu dois tuer, implorait-il, c’est moi ! »

    Derrière le père, le fils esquivait les coups de couteau.

    Des attroupements s’amassèrent, à bonne distance. La scène nous fascinait et terrorisait à la fois. Ni gendarmes ni policiers ne montraient le bout du nez.

    L’épicier réussit à atteindre la jambe droite du jeune malingre. Il se figea avant de porter un deuxième coup, fixant le couteau sanguinolent. Affolé à présent, il tournait sur lui-même. Le blessé s’écroula, son père suppliait pour faire venir une voiture qui emmènerait son fils à l’hôpital. Des hommes s’approchèrent, se regardèrent, indécis. Finalement, l’épicier se précipita vers sa camionnette. Des bras l’aidèrent à soulever et porter le blessé. Il fila aux urgences.

    Les gendarmes arrivèrent sur les lieux une demi-heure plus tard.

    À dater de ce grave incident, la clientèle affluait chez notre nouvel épicier. Ce fut un changement de tendance aussi dramatique que le moment où la chrysalide devient papillon. Femmes et enfants volaient en direction de son local, dans une remarquable ignorance des autres épiceries. Une femme se distingua par une rare preuve de dévouement.

    Elle envoya son fils acheter un paquet de semoule et de la levure. Elle lui remit un billet de 100 dinars. Notre nouvel épicier rendit la monnaie et ajouta à l’enfant un autre de 100 dinars. La femme renvoya le billet à l’honnête commerçant.

    L’épicier le redonna au garçon, affirmant qu’il avait reçu un billet de 200 dinars.

    La femme le lui retourna une deuxième fois.

    L’épicier ne voulut rien entendre. Il maintint ferme avoir reçu 200 dinars.

    La femme persista dans sa version.

    Son fils remonta et redescendit tant de fois les escaliers qu’à la sixième il écarta toute idée de retourner chez lui. Après de sévères réprimandes, dignes d’un grand frère, notre nouvel épicier lui administra une correction mémorable, qu’il n’avait pas volée pour cause de désobéissance à sa mère, de l’avis de clients fidèles, témoins du fait.

    Ahmed le pêcheur

    Ce matin calme et éclatant, Ahmed a perdu l’envie de remonter aux années fastes de la pêche, bien que son regard traîne depuis des heures sur le lit calciné de l’oued à sec. Le bel optimisme qu’a affiché un autre pêcheur assis à son côté, peu avant, ne l’a guère touché : le Cheliff est noble. Il ne peut vivre ces temps d’abomination. Mais il est là, il coule et se purifie en profondeur. Qui a disparu avec l’oued ? – les poules d’eau et les canards, bien avant l’indépendance déjà – et qui d’autres ? se dit Ahmed le pêcheur. Son père, bien sûr, (la mère est toujours vivante) et trois noms viennent aussitôt s’ajouter dans son esprit. Il ne peut s’expliquer cette association avec la pêche ni s’il en existe une réellement.

    Trois hommes qu’il croisait bien souvent, pas d’assez près toutefois, et n’échangeait des mots avec eux qu’en de rarissimes occasions. Ils lui faisaient grande impression, lui inspiraient un respect infini, tant il voyait dans leur vie, réglée comme une montre, la plus haute illustration du don de soi à des causes supérieures et indéfinissables, enfouies profondément en eux.

    Ouamer le cordonnier. Un visage sévère : l’homme se gardait de l’éclairer par un sourire en public. Un cordonnier toujours en manque de temps. « Pas le temps ! », lançait-il invariablement, manifestement contrarié, lorsque Ahmed le pêcheur se présentait avec des chaussures abîmées dans son échoppe.

    Adolescent, hormis son âge, le fils quant au caractère ne différait en rien du père avec qui il partageait aussi un vélo.

    À la tombée du soir, le cordonnier quittait son échoppe. Lui et son vélo cheminaient jusqu’aux rails, ensuite il l’enfourchait et l’homme et les roues se dérobaient bientôt aux regards. Le matin, tôt levé, Ahmed ne pouvait le croiser, car il était déjà en route vers ses endroits de pêche préférés

    Merrah l’épicier. Ahmed le pêcheur ne l’apercevait que le soir également. Il tenait épicerie à des kilomètres et retournait chez lui par train. À heure précise, il l’observait suivre, une canne à la main, le chemin menant de la gare vers sa maison en deux lignes droites, formant angle parfait au niveau du café.

    Tout être vivant, à commencer par les animaux de trait et ceux domestiques, racontait-on, tous avaient droit à une inclinaison de tête et à des salutations articulées à voix claire et distincte. Et un sourire éclatant, en prime. Le matin à l’aller, le soir au retour, les gens sur son passage l’entendaient de sa voix pleine égrener les politesses d’usage.

    Jusqu’à sa mort, nul n’aurait prétendu l’avoir vu dans un café.

    Ses enfants, en revanche, à la différence du fils d’Ouamer le cordonnier, ne marchaient guère sur les pas du père. De vrais sauvages. Tous excellents nageurs qui, où et quand ça leur chantait, s’arrogeaient des droits sur l’oued dans toute sa longueur en interdisant la baignade à tout le monde

    Si El Guerrab le coiffeur. Ni train ni vélo, adepte de la marche Si El Guerrab avalait huit bons kilomètres chaque jour que Dieu fait. Quatre le matin, quatre le soir. Le train-train quotidien entre sa maison et le semblant de salon où il officiait ne saurait, jamais, entrer en comparaison avec le voyage de sa vie : le pèlerinage à La Mecque.

    L’odyssée commençait aussitôt le peigne, les ciseaux ou le rasoir à barbe entre les doigts. Le coiffeur n’entendait plus que le son de sa voix. L’histoire de son pèlerinage défilait, dix, quinze, vingt fois par jour sans tremblement de main ou changement d’expression sur le visage. Si El Guerrab refaisait l’unique voyage de sa vie pour ses clients, en relatait tous les détails, décrivait les petites et grandes contrées visitées, les villes et village, les ports et terres désertiques. À peu près rien d’autre ne se discutait dans son salon. Les mots collaient alors au rythme de la marche mythique et les mains du coiffeur travaillaient au ralenti.

    Jadis, l’oued regorgeait de poissons, mais Ahmed était le seul et unique pêcheur à en retirer les plus belles pièces. Très peu friands de poissons, sinon jamais oserait-il dire, le cordonnier, l’épicier et le coiffeur occupent son esprit aujourd’hui, et Ahmed en ignore la raison.

    Assis sur un promontoire à contempler le souvenir d’aux vives, il se creuse la cervelle. L’explication : elle lui vient brusquement à l’esprit, portée par les plus belles crues de son enfance, il y a en elle comme un relent de l’oued qui rugit maintenant, gros comme une mer sous la tempête, charriant des tonnes de terre fraîche et des végétaux déracinés.

    Si El Guerrab le coiffeur. La pêche tient beaucoup de la marche de Si El Guerrab qui ignorait la précipitation, les grandes enjambées et l’impatience. Les clients revenaient chez lui, aucun ne cherchait à le fuir à cause de ses rabâchages qui ne sont que des récits d’émerveillement en définitive. La lenteur de ses gestes rassurait, épousait le rythme de ses pas et forçait l’attention. La pêche possède les qualités de la marche propre à Si El Guerrab le coiffeur. Que dire de plus ? Ahmed le pêcheur se promet de ne pas égarer l’idée tant que les traces du lit de l’oued à sec resteraient visibles. Tant que le béton ne serait pas coulé dessus.

    Merrah l’épicier. Ahmed le pêcheur lui connaissait cinq robustes garçons, dont l’un, encore enfant, venait souvent jeter sa ligne tout près de la sienne, curieux et attiré par ses grosses prises, les barbeaux et anguilles qu’on regardait avec envie. Devenus de grands gaillards, très souvent les cinq garçons délimitaient tout l’oued leur territoire et interdisaient la baignade à quiconque. Non sans accompagner l’interdiction d’une défense absolue de pêcher aux nombreux amateurs, à l’exception d’Ahmed le pêcheur dont ils appréciaient les poissons grillés sur le brasero. Il comprend à présent qu’il vidait l’oued de ses baigneurs par souci de lui assurer des parties de pêche paisibles et, suprême faveur, il leur arrivait d’ensemencer ses lieux de prédilection en morceaux de pain émiettés avec l’espoir de les rendre davantage encore poissonneux.

    Ouamer le cordonnier. Ahmed le pêcheur notait davantage la présence de son deux-roues usagé, adossé au mur de l’échoppe, que celle de son propriétaire à l’intérieur, cordonnier revêche et constamment à court de temps. Ce vélo, ou un autre, se volatilisa et assouvit toute une journée la passion d’un enfant de dix ans aveugle. L’enfant contracta la variole quelques mois auparavant, mal soigné ou pas du tout il perdit la vue à jamais. Seulement, il ne put se résoudre à mettre fin à ses randonnées à bicyclette. Il essuyait les refus en silence, mais savait saisir toutes les occasions pour emprunter une bicyclette et s’en griser à pédaler par voies et par chemins, accompagné d’un gamin qui lui donnait une main.

    Âme magnanime, Ahmed le pêcheur l’initia par degrés à une passion de rechange et réussit à l’y maintenir avec succès sur la durée. Pendant des mois, la pêche exerça sur l’enfant aveugle une ensorcelante attraction. Si bien que le duo de pêcheurs donna lieu à quelques supputations dont l’une, et non des moindres, prêtait à l’adulte une action intéressée. Ahmed le pêcheur apprendrait de l’enfant beaucoup plus qu’il ne lui dispensait un apprentissage. Non-voyant, l’enfant, cela va de soi, se passait de bouchon, il reposait par conséquent entièrement sur la sensibilité de ses mains, le toucher qui pallie le reste des sens, sert de guide et boussole dans le noir. De cette époque, courrait la légende halieutique, date l’abandon irrémédiable du flotteur dans l’art d’Ahmed le pêcheur.

    Une odeur de barbeau

    C’est en fin d’après-midi que le commun de mortels prenait la pleine mesure de l’art et de la science d’Ahmed le pêcheur. Les clients fidèles réapparaissaient les uns après les autres, ils estimaient le poids des barbeaux, humaient à pleins poumons leur bouquet suave et aromatique, demandaient le prix de chaque pièce finalement.

    Pêcheur inégalable, avec de surcroît un incomparable art de griller les poissons, Ahmed ne prenait jamais à l’oued plus de quatre ou cinq barbeaux par jour. La règle qu’il s’imposait demeurait un mystère, de même que sa capacité unique à ferrer les plus gros barbeaux. Ces derniers l’attendaient autant que les clients, racontait-on.

    Nombreux étaient ceux à vouloir l’égaler. Jusqu’aux genoux dans l’eau, ils le regardaient faire, les yeux rivés sur son bouchon. Ils jetaient leurs lignes tout à côté de la sienne. Ahmed le pêcheur restait indifférent à leur présence. Il lui arrivait quelques fois de changer d’endroit, ses admirateurs et jaloux ne pouvaient dire si leur présence l’importunait ou si le barbeau tardait à mordre à son hameçon. D’un endroit l’autre, la différence manquait rarement d’apparaître au grand jour. Alors qu’ils sortaient de la menuaille de l’eau, lui, au bout de son fil s’accrochaient les plus belles pièces à barbillons.

    Son temps de pêche était compté. De même ses prises qui passaient frétillantes du couffin au feu de charbon, au grand plaisir de clients fidèles qui s’impatientaient.

    Au commencement, Ahmed le pêcheur proposait ses barbeaux grillés, assaisonnés aux fines herbes, sur une table ambulante. Plus tard, lorsque l’indépendance parut inéluctable, il acquit une sorte de cabane grill-room qui ne pouvait contenir plus de six personnes, contraintes de faire bonne chère coude contre coude.

    L’offre, en toute circonstance limitée, n’évolua guère plus avant qu’après l’indépendance.

    Changer de lieu de travail ne prit que le temps de traverser une rue. La petite table au plateau étroit, sur laquelle il grillait les barbeaux en premier, et merguez et brochettes accessoirement, déménagea d’un trottoir l’autre où se trouvait le grill-room de fortune.

    Enfant, je remarquais la présence à longueur d’après-midi et de soirée d’un petit verre à café sur la table. Ahmed le pêcheur lui réserva sa place d’un côté comme de l’autre de la rue. Son contenu m’intriguait, il arrivait à certains de ses clients de le siffler d’un trait, sans que le maître des lieux ne s’en offusquât. Le contenu de la tasse à café ne se sirotait pas comme une boisson chaude, observaient les enfants de mon âge. Pour tenter de comprendre il fallait se courber, jeter un coup d’œil sous la petite table et découvrir un cageot soigneusement recouvert d’une étoffe. La curiosité s’arrêtait au seuil du domaine privé, nous n’étions plus à l’oued où quiconque se permettait de jeter sa ligne tout près de la ligne d’un chevalier de la gaule sans pareil.

    Techniques de pêche

    Avril s’approchait de mai. De retour au prix de quatre longues années d’absence vécue dans la hantise d’une mort violente, Amokrane Lebsir ouvrit la porte de l’appartement qu’il avait quitté chassé par d’impitoyables événements. Il se dirigea droit vers son modeste bureau, comme s’il se fût agi d’une priorité absolue. Il pénétra dans une pièce obscure, plongée dans la chaleur suffocante d’un printemps passé sans transition à l’été caniculaire.

    Contraint et forcé à la fuite, il emporta peu de souvenirs du, à présent, pitoyable bureau dans la précipitation du départ. Il fit de la lumière, jeta un premier coup d’œil circulaire, puis un deuxième, un troisième, et s’étonna de ne pouvoir se dire que rien n’avait changé. Il ne pouvait en être autrement, néanmoins. Personne ne mit les pieds dans l’appartement protégé par deux portes, dont une blindée à trois serrures, indévissables avec leurs renforts de paumelles.

    Amokrane Lebsir se remémora ses fréquentes inspections de la poussière, qui avait maintenant uniformisé d’un jaune sale murs, rayons et livres dessus, anciens et relativement récents. Devant les rangements littérature, il commença à lire les titres. Il se rappela la quasi-majorité, un petit nombre résista à la mémoire.

    Un titre attira son attention : « Les Techniques de pêche utilisées en Algérie ». Pourquoi pareil livre au milieu de tous ces romans ? Comment se fait-il qu’il ait pris place parmi toutes ces œuvres littéraires ? Il feuilleta ses premières pages, il s’agissait sans équivoque possible d’un ouvrage de vulgarisation de tous les engins de pêche connus en Algérie. Son propos n’entrait en aucune manière dans la catégorie littérature.

    Le livre avait sa place entre « Trout fishing in America » et « Revenge of the lawn » de Richard Brautigan. Contre « Trout fishing in America » se trouvait un roman d’Ismaël Kadaré. Sans doute, était-ce là l’origine de la confusion, car l’auteur de « Les Techniques de pêche utilisées en Algérie » avait pour nom Ghachem Kadari. Mais, à elle seule, la confusion des noms pouvait-elle expliquer la confusion des genres ?

    L’auteur de « Les Techniques de pêche utilisée en Algérie », Ghachem Kadari, aurait-il pu un jour face aux caméras de télévision, à l’instar de l’écrivain Ismaël Kadaré, proférer ces mots : « L’écrivain ne peut être Président. », (Pourquoi ?), « C’est un dictateur ! »

    Amokrane Lebsir chercha encore du côté de « Trout fishing in America », en quatrième de couverture il était clairement signalé que le livre ne vous aidera pas à capturer plus de truites, mais il a certainement à voir avec la pêche de la truite. Encore une autre prose inclassable !

    Il lui était toujours des plus facile et tentant d’encager, par passion des livres, son esprit dans le bureau exigu. Et de l’y maintenir sans peine des heures d’affilée. Où l’avait-il à la veille de son départ forcé pour avoir commis pareille aberration ? La période où le droit à la vie était à son plus bas degré remonta à un passé récent. C’était aussi la période de grande cherté des livres, leurs prix atteignaient des sommets inimaginables. Paradoxalement, la littérature, si dépréciée auparavant, devint hors de prix. Amokrane Lebsir achetait donc tout ce qui, abordable, lui tombait sous la main.

    Les livres spécialisés constituèrent le gros de ses achats en ces temps féroces. Il les achetait, d’abord, par fidélité au principe de dépenser en toutes circonstances pour la lecture, ensuite, principale raison, pour meubler les espaces vides des rayons : il avait, en effet, abdiqué tout plaisir et volonté de lire. Nul récit ne pouvait dissiper l’angoisse de la mort qui planait en tout temps.

    Il se cloîtrait dans l’appartement et rêvait, quand cela devenait possible, de se mettre en route vers le plan d’eau du barrage où, adolescent, il pêchait à longueur de journée, plongé dans de profondes contemplations.

    Un coq et des langues étrangères

    À Bou Haroun, vit un coq auquel la vue d’une sardine grillée fait pousser des dents.

    D’où son extrême aversion des chats concurrents. Il les pourchasse sans relâche, impitoyablement. Par bonheur, la maison à deux étages, avec cave et grenier, est une construction nouvelle. De ce fait, la présence des chats, leur éventuelle assistance dans la lutte contre les souris, n’a pas encore été sollicitée.

    Lorsque le propriétaire des lieux, pêcheur de son état, rentre sans les sardines, le coq n’a que mépris pour les rougets, les daurades et autres chiens de mer. Si les sardines continuent de briller par leur absence dans les prises quotidiennes, le volatile s’en prend aux espadrilles et chaussures noires, qu’il confond probablement avec les chats de la même couleur, porteurs de funestes auspices depuis la nuit des temps.

    Le coq de Bou Haroun n’est pas à une singularité près. Monogame avérée, Il ne fréquente aucune basse-cour et chérit une poule, une seule, voisine à deux rues de là, native de la région de Chlef, nom que portait par ailleurs un oued autrefois fleuve long de 800 kilomètres, riche en barbeaux et anguilles, en faveur duquel toute opération d’empoissonnement friserait le non-sens absolu : son lit consumé demeure à ciel ouvert une année à la suite de l’autre.

    Tout Bouharouni qui tracerait le portrait du coq n’omettrait pas de signaler un dernier détail : il fait un excellent chien de garde. Le coq de Bou Haroun déteste les visiteurs et les étrangers qui osent s’approcher de la maison. Il les poursuit à coups de bec, fait un boucan du diable sautant haut, les ailes déployées, lance des cocoricos stridents. Tout Bouharouni vous dirait que seuls les aboiements lui font défaut.

    Dans la cuisine de la voisine

    La recette promet du changement, l’oubli pour une fois des plats à sauce épaisse qui défilent, lourds et indigestes, le soir en particulier.

    Sans un autre regard pour le journal où elle vient de dénicher « Tourte aux œufs et aux légumes », Asma Sahli entreprend de rassembler les ingrédients, trois heures avant le dîner, compte tenu des vingt minutes de préparation et des deux heures de cuisson. Ce faisant, elle se rappelle qu’elle manque d’œufs.

    Locataire au rez-de-chaussée, il lui faut cinq minutes pour se ravitailler chez l’épicier à vingt minutes de notre immeuble, sur le côté opposé de la rue.

    De retour chez elle, un oubli persiste dans sa tête. Elle rouvre le journal et se penche sur la recette, tout en déposant ses composantes sur la table : « Bœuf : 400 gr, Navet : 150 gr, carottes : 150 gr, petits pois : une boîte, pâte brisée, aubergine : un demi, oignons hachés : 125 gr, huile : 2 c. à soupe, bouillon de bœuf : 1 l, farine : 2 c. à soupe, bouquet garni (persil, thym, laurier) : 1, ail haché

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