Explorez plus de 1,5 million de livres audio et livres électroniques gratuitement pendant  jours.

À partir de $11.99/mois après l'essai. Annulez à tout moment.

Cent soixante-huit heures dans la vie d’un homme
Cent soixante-huit heures dans la vie d’un homme
Cent soixante-huit heures dans la vie d’un homme
Livre électronique315 pages3 heures

Cent soixante-huit heures dans la vie d’un homme

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

Journaliste désabusé, Paul Dayan se rend à un séminaire de constellations familiales pour dénoncer une méthode qu’il croit manipulatrice. Mais ce qu’il pensait être une simple enquête se transforme en une plongée vertigineuse dans ses propres abîmes. Durant 168 heures, du stage aux rencontres atypiques jusqu’aux ruelles de Łódź, Paul découvre que la vérité ne se cache pas toujours dans les faits… qu’elle sommeille parfois en soi. Entre quête journalistique et exploration intérieure, ce roman scrute les mécanismes invisibles du transgénérationnel, là où se rejouent les loyautés familiales, les blessures enfouies et le poids des héritages.

À PROPOS DE L'AUTRICE 

Écrire s’est imposé comme une évidence pour Karine Hury, formatrice et animatrice d’ateliers en constellations familiales. Par l’écriture, elle donne voix à son expérience et met en lumière les dynamiques humaines et transgénérationnelles qu’elle explore depuis de nombreuses années. Page après page, elle ne se contente pas d’expliquer la méthode, elle la fait vivre, la questionne, et révèle toute sa complexité. Une plume à la fois sensible et percutante, au service de la compréhension de soi et des autres.
LangueFrançais
ÉditeurLe Lys Bleu Éditions
Date de sortie27 nov. 2025
ISBN9791042291396
Cent soixante-huit heures dans la vie d’un homme

Auteurs associés

Lié à Cent soixante-huit heures dans la vie d’un homme

Fiction sur l'héritage culturel pour vous

Voir plus

Catégories liées

Avis sur Cent soixante-huit heures dans la vie d’un homme

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    Cent soixante-huit heures dans la vie d’un homme - Karine Hury

    Chapitre 1

    Paul Dayan

    Dans soixante-douze heures, tout sera fini. Je serai enfin vengé et pourrai tourner la page.

    Les essuie-glaces grinçaient depuis plus de deux heures quand une voix métallique de femme lui intima de prendre la sortie 39 en direction de Tessy-sur-Vire.

    Aussi maussade que la bruine qui s’accrochait crassement à son pare-brise, Paul Dayan regardait la lumière du ciel s’assombrir au fur et à mesure que les kilomètres défilaient. Le paysage avait changé, les immeubles et les usines avaient cédé la place à des champs à perte de vue. Des vaches, couchées dans une herbe boueuse, acceptaient leur sort, ne paraissant ni souffrir de l’humidité ni de leur condition animale. Mais que sais-je au juste de ce qu’elles ressentent ? Souffrent-elles de ce que moi, je serai incapable d’accepter sans me révolter ? Le lien entre ces animaux dociles et ce qu’il s’apprêtait à s’infliger lui sauta aux yeux. Les deux jours que lui réservait le terme de ce voyage lui apparaissaient soudainement insurmontables.

    Pourquoi ai-je eu l’idée d’écrire cet article ? Pourquoi m’enfermer avec des gens que je méprise durant un week-end de thérapie de groupe ? Qu’est-ce que je cherche à prouver ?

    Que les solutions pour se libérer de nos médiocres vies ne sont que des slogans publicitaires harponnant les plus fragiles d’entre nous ? Que des poissons écervelés enrichissent de leur naïveté ceux qui vont les pêcher en leur faisant croire qu’un avenir meilleur leur est possible ? Qu’ils peuvent enfin vivre en respirant à l’air libre ?

    Dayan sentit sa respiration s’accélérer, ses oreilles bourdonner.

    Non, pas de crise de panique, pas maintenant. Mais les mots de Sarah lui revenaient en boucle : tu n’arrives pas à faire le deuil de ton rêve qui s’écroule jour après jour. Je ne peux ni te sauver de toi-même ni continuer de te regarder sombrer, je suis désolée.

    Et elle était partie. Fin de l’histoire. Sans même qu’il puisse se justifier, expliquer son incapacité à s’engager comme elle voulait qu’il le fasse durant leur relation. Elle avait demandé à sa sœur de récupérer ses affaires, vidant ainsi l’appartement de tout espoir de retour. Elle avait bloqué son numéro et ne répondait plus à ses mails.

    Chasser les mots, se centrer sur sa colère. Chasser la douleur.

    Dayan fouilla nerveusement la poche de son imperméable posé négligemment sur le siège arrière. La voiture fit une embardée, il redressa d’un coup sec le volant, satisfait d’avoir évité le fossé, tenant victorieusement le paquet de cigarettes duquel il sortit ce qui l’aiderait à remplir le vide qu’il ressentait depuis son départ. La chaleur de la combustion le rassura. Il inspira profondément, ouvrit la fenêtre, mais l’air humide qui envahit l’habitacle le replongea instantanément dans la grisaille de ses pensées.

    Et pourquoi ? Parce que le gourou d’une secte lui avait dit qu’il n’y avait plus aucune issue possible dans notre couple, qu’elle l’avait cru et avait mis un terme à notre relation. Voilà pourquoi j’écrirai cet article ! Pour lui prouver sa crédulité, son manque de discernement. Je changerai la culpabilité de camp. Je témoignerai que ce n’est pas de ma faute si elle est partie, que c’est elle qu’on a manipulée comme une débutante. Bien sûr, je la consolerai en lui disant que cela arrive à tout le monde, je la prendrai dans mes bras et nous reprendrons notre histoire là où nous l’avons laissée. À moins que je ne lui jette l’article à la figure. Que je l’humilie d’avoir préféré écouter ce constellateur plutôt que de continuer à vivre ce qu’il y avait de beau entre nous deux.

    La laisser dans sa médiocrité. Ce sera ma vengeance.

    Ces deux alternatives se succédèrent inlassablement sans qu’il ne puisse s’arrêter définitivement sur l’une d’elles. 285 kilomètres à se torturer, à se demander à quoi pouvait bien ressembler celui qui avait mis un terme à leur paisible vie.

    Dans quatre minutes, il en aurait le cœur net.

    La voix suave et bienveillante de Leroy ne l’avait pas dupé. Quand Dayan lui avait téléphoné pour lui exprimer son envie d’écrire un article sur une méthode thérapeutique en vogue depuis la diffusion sur Netflix de la série Le chemin de l’olivier, il s’était laissé prendre au piège. Flatter l’ego de cet odieux personnage avait été un jeu d’enfant et Benjamin Leroy l’avait convié à se rendre à son prochain week-end de thérapie de groupe qu’il nommait des constellations familiales.

    Venez participer à un atelier, vous pourrez vous faire une idée concrète de ce qui s’y joue. Il est difficile de pouvoir expliquer l’inexplicable. Jusqu’à ce jour, personne n’a eu la capacité de mettre des mots scientifiques sur l’invisible qui nous relie à nos ancêtres. Je serais ravi de vous inviter à partager ces moments sacrés.

    Sacrés, tu parles ! Fantasmés, s’est-il retenu de lui répondre tout en le remerciant de son invitation. Le rendez-vous avait été pris. Il arriverait le vendredi 27 novembre au soir et passerait deux jours à observer la pratique afin de pouvoir rédiger un article. Aucune relecture n’avait été négociée, il était libre d’écrire ce qu’il désirait publier.

    Le piège s’était refermé sur Leroy sans que celui-ci ait pu se douter de sa véritable motivation.

    Dayan avait désormais le moyen de l’anéantir, comme ce Benjamin Leroy avait pulvérisé son bonheur à coup de sentences.

    Destination atteinte, vous êtes arrivé, résonna la voix métallique.

    Gouvet, indiquait le panneau à l’entrée du village. Après avoir parcouru le bourg, constaté que le seul commerce n’était autre qu’un bistrot, Dayan quitta la route principale en quête du lieu-dit la Capelle, s’aventurant sur de petites routes gâtées par le temps et les intempéries.

    Mais chercher une ancienne ferme équestre transformée en gîte s’avéra plus difficile que de trouver un tabac ouvert une nuit de Noël. Il y avait dans cette bourgade plus de gallinacés et de vaches que d’habitants. Dayan n’avait vu que des portes ouvertes sur des maisons délabrées, des toitures englouties par une végétation grimpante, quelques vieilles fermes fissurées d’où s’échappait de la fumée, seule preuve qu’elles sont encore habitées.

    Paul dut se résigner à emprunter des chemins qu’il jugea pourtant peu carrossables. Tous le menèrent inéluctablement à des cours de ferme dans lesquelles il dut opérer des demi-tours épineux sous l’œillade ombragée des propriétaires incommodés.

    Impatienté, il finit par se garer dans la cour de l’une d’elles pour demander son chemin.

    Une femme sans âge apparut sur le seuil de son habitation. D’un geste du bras, elle l’invita à descendre de sa voiture. Au moins, celle-là ne se méfie-t-elle pas de moi, pense-t-il en répondant à sa demande.

    Et ben, mon gars, on est perdu ? Ta carette a loupé sa route ? s’amuse-t-elle de sa propre impertinence. Qué que tu cherches mon p’tiot gamin pour atterrir dans notre pat’lin ? Vins donc ! Reste donc pas à te faire tremper les os ! marmonna-t-elle en le poussant à l’intérieur de la maison.

    Cela faisait bien longtemps que plus personne ne s’était adressé à lui trivialement, sans feindre la moindre convivialité. Est-ce pour cette raison ou parce qu’il avait besoin de retarder le moment d’arriver à la bonne adresse, de ne plus penser ni à Sarah ni à Leroy, ne serait-ce que quelques instants, il la suivit jusque chez elle.

    Couchée sur le sol en terre battue, une chienne tricolore aux poils rêches leva vers lui des yeux emplis de bonté.

    L’intérieur du logis se résumait en une vaste pièce. Tout était regroupé dans le même lieu : une table de ferme, des chaises, un lit, une armoire et deux photos en noir et blanc qui trônaient sur un buffet.

    L’harmonie dans le chaos, pensa Dayan.

    Ma fille et son mari, commenta-t-elle quand elle surprit son regard sur les vieux clichés. Lui est mort à 32 ans d’un accident de mobylette. À la suite de quoi, mon Ange s’est suicidée. Si c’est pas malheureux à c’t’ âge ! Mais bon, comme on dit, les voies de Dieu sont impénétrables ! Et cé pas moi qui va les pénétrer, comme disait mon défunt Louis quand j’voulais y comprendre qué qu’chose à la vie.

    Tout en jetant machinalement des torchons souillés au sol, la vieille lui désigna d’un signe de tête la chaise désormais libre. La pauvreté du lieu que partageaient l’animal et la vieille, l’âtre rougeoyant, les pelures de légumes à même le sol que picoraient quelques poules rousses, l’apaisèrent.

    Je cherche le domicile de Benjamin Leroy. Vous le connaissez ? s’enquit-il en s’asseyant.

    Ha, c’t’y là ! Drôle d’oiseau ! répondit-elle en gloussant tout en déposant une cafetière en inox sur un poêle en fonte à côté d’une casserole fumante emplie de soupe.

    Puis elle ouvrit les portes basses de l’armoire normande, sortit une bouteille de calvados et deux tasses ébréchées en porcelaine fine sur lesquelles on apercevait le portrait d’une femme perruquée d’un autre temps. Les royalistes continuent d’avoir de beaux jours au fin fond de la campagne, pensa Paul tout en la remerciant.

    Il perçut la solitude de la vieille comme un écho à la sienne. Depuis quand n’a-t-elle pas accueilli de visiteur ?

    J’m’appelle Angèle, et t’y ?

    La perspective de ce café-calva, loin de l’impatienter l’amusa.

    Paul Dayan.

    Et qu’est-ce que tu fais là, Monsieur Paul, dans no’te bourgade à chercher c’t’oiseau de malheur ? Y’a qu’des vautours qui peuvent habiter là-bas. T’as pourtant pas l’tête à fricoter avec ces zouaves-là, toi et ton beau costume de monsieur.

    À son insu, les paroles d’Angèle firent d’elle son alliée. Il lui sourit avec gratitude.

    Vraiment ? À quoi ressemblent donc les personnes dont vous parlez ?

    Pas à toi, pour sûr ! Sont plein de couleurs bariolées qui fr’aient peur à nos bêtes ! Heureusement que mon pauvre Louis n’est plus là pour voir ça ! Y a qu’à voir Leroy, qu’a rin d’un roi, avec ses cheveux longs et sa barbe comme un Jésus ! D’puis qu’il a r’pris la ferme, ça désemplit pas. Ha, c’est l’père Gilbert qu’est content ! Viennent dans son p’tiot café et racontent des s’toires de fou. Paraît qui causent avec les morts !

    Vraiment ! s’insurgea généreusement Paul pour encourager son hôte à s’épancher davantage.

    Il se demanda comment Sarah avait bien pu se retrouver mêlée à ce groupe d’individus. Sarah ne ressemblait en rien aux personnes que la vieille décrivait. C’était une femme douée de discernement, une avocate brillante, agnostique comme lui. Elle raisonnait depuis des faits et non des élucubrations. Elle questionnait sans arrêt son auditoire, il lui fallait toujours trouver des preuves. C’est d’ailleurs ce qui l’avait charmé trois ans auparavant, lors de leur première rencontre.

    Elle l’avait séduit durant un souper d’affaires dans un appartement bourgeois du 7e arrondissement. Huit convives qui ne se connaissaient guère entre eux, le propriétaire des lieux et l’ombre de sa femme, étaient réunis.

    André Carson avait rassemblé à sa table ce soir-là huit professions différentes pour en tirer parti. Il dirigeait une entreprise de transport routier, Carson père et fils, depuis quatre générations. Une occasion à ne pas manquer, avait-il expliqué à Dayan, l’opportunité de rencontrer des gens influents qui pourraient l’aider à sauver son journal de la faillite.

    Mais ce n’était rien d’autre qu’une façon détournée de leur présenter son futur projet : Les transports Verts, vers un avenir plus propre. De mettre à contribution, à titre gracieux, la crème de ses connaissances. L’opportunité de se défaire d’une lignée au succès trop lourd quand on n’a soi-même rien inventé. Changer le nom de son entreprise, faire d’un slogan bon marché la nouvelle marque de sa société en navigant sur la peur d’une planète en déchéance, telle était son idée. Et Paul, qui n’était pas dupe, avait accepté faute de mieux.

    Actionnaire majoritaire et rédacteur en chef d’un journal en déclin qui avait eu ses jours de gloire, Dayan se débattait pour garder ce qu’il estimait être l’œuvre de sa vie. Il s’accrochait à un passé glorieux qu’il souhaitait faire renaître, n’acceptant pas l’échec d’un tournant qu’il n’avait pas vu venir. Le comble pour un journaliste d’investigation ! Les dettes s’accumulaient, les licenciements, les procès. Il avait bien eu une proposition d’achat de la part d’un grand groupe de presse qui l’aurait gardé comme rédacteur en chef, mais il l’avait refusée, méprisée, quand on lui avait donné la ligne éditoriale à suivre. Être plus consensuel, lui avait-on suggéré. Changer d’idées, voire de bord politique. Voilà ce qu’on attendait de lui : qu’il renonce à ses valeurs pour continuer d’exister. Il n’en avait pas été question, alors il continuait de s’agiter, préférant le combat à l’abdication.

    Ce repas pouvait être une opportunité. Le titre de son magazine avait encore de l’aura, et il le savait. Bien que plus grand monde ne l’achète, personne n’y était pourtant insensible. Alors, pourquoi ne pas espérer un miracle ?

    Autour de la table s’étaient ainsi retrouvés des gens qui souhaitaient parfaire leurs réseaux. Un juriste d’entreprise qui n’était pas encore celui des futurs transports verts. Le directeur d’une banque en ligne satisfait de lui-même et des parts de marché qu’il gagnait chaque année. Une bruyante chargée de communication d’une entreprise de spiritueux qui était arrivée avec quatre bouteilles d’un vieil Armagnac. Un chirurgien esthétique spécialisé dans les faux seins qui n’en sont plus finalement, tant ils sont souples et les cicatrices invisibles, se vantait-il. Une influenceuse vulgaire dont il ignorait tout de l’existence jusqu’à ce qu’elle lui démontre qu’elle jouait un rôle capital dans leur société puisqu’elle aidait les femmes à choisir la longueur de leurs cils en fonction de la teneur de leur journée. Et Sarah, avocate chez B&CO, que son patron avait envoyée pour le remplacer au dernier moment. Chacun y allait de son refrain publicitaire sous le regard gourmand du maître des lieux. La soirée s’annonçait bonne. Plus besoin d’aller au théâtre ! se dit Paul.

    Les conversations convergeaient vers les intérêts de chacun. Tous seraient payés en retour de leur investissement personnel, de leurs rires gras, de leurs exclamations et de leurs sourires de façade. Les transports Verts, vers un avenir plus propre, bénéficieraient à terme de son rôle d’entremetteur. On parlerait de son projet. Un placement gagnant qui ne lui coûterait qu’un gargantuesque repas, arrosé de millésimes d’exception.

    Dayan les écoutait nonchalamment. Ils se vendaient tous comme des barils de lessive dans des slogans publicitaires de mauvais goût. Les bribes de phrases qui lui parvenaient le faisaient sourire.

    Et vous, Paul ? Que faites-vous dans la vie ? lui demanda Sarah pour se délivrer du soliloque de son voisin juriste.

    Paul détacha les yeux de son assiette où l’on venait de lui servir un tagine végétarien de mangues saupoudrées de fruits de la passion.

    Je suis un très mauvais parti, répond-il cyniquement.

    Pour qui ? sourit-elle en désignant les invités prêts à s’offrir au plus offrant.

    Un tagine végétarien, quelle excellente idée ! commenta à voix haute la chargée de communication. Une planète verte commence par notre contribution au bien-être animal. Manger moins de viande réduit les effets de serre…

    Mais pas notre empreinte carbone ! la coupa Paul.

    Aucun membre de l’assemblée ne releva l’absurde paradoxe, préférant la consensuelle indifférence au conflit. Car, même si leur hôte était plus capitaliste qu’écologiste, ils étaient tous réunis pour louer Les transports Verts, vers un avenir plus propre. Alors vint le moment des éloges, des congratulations derrière lesquels les invités paraissent comptabiliser leurs futurs gains en fonction de la valeur de leurs louanges.

    Heureusement que le monde compte des êtres sensés comme André Carson, sans lesquels notre Mère Nature courrait à sa perte. Oui, Les transports Verts, c’est l’avenir ! dit le directeur de la banque.

    Paul sourit, désabusé. À croire que Carson faisait rouler ses camions au foin !

    Pourquoi ne suis-je pas comme eux ? Pourquoi m’est-il impossible de jouer cette comédie humaine ? Si je pouvais épouser le rôle qu’on attend de moi, je n’en serais pas là à rêver à 53 ans qu’un mécène altruiste vienne me sauver de ma perdition.

    Pour qui ? répète Sarah que la discussion ambiante semblait laisser indifférente.

    Est-ce parce qu’elle avait réitéré sa question ? Qu’elle était la seule encore à le regarder ? Qu’elle attendait sa réponse, ou simplement parce qu’il se sentait moins seul tout à coup ? Paul posa son regard sur elle et l’examina sans retenue. D’un regard franc, sans honte, en prenant le temps de la détailler.

    Elle avait la peau blanche, presque laiteuse. Des taches de rousseur irrégulières dessinaient le contour de son visage resté enfantin, encore trop rond pour sa constitution, comme s’il figurait une maturité en devenir. Sa chevelure ocre tombait par boucles épaisses sur ses épaules. Son chemisier blanc dentelé rehaussait le safran de ses yeux. Elle possédait une délicatesse singulière. Elle aurait pu passer inaperçue ou attirer les regards, on aurait pu aussi bien la trouver dérangeante que belle. Paul se demanda alors de quel côté il la classerait quand elle lui ôta toute possibilité de trancher :

    Sarah, trente-sept ans. Célibataire sans enfant.

    K-politique, asséna-t-il comme si le nom de son journal suffisait à le définir.

    Habile comme présentation, mais réducteur.

    Je me contente de répondre à votre question. Puisque vous insistiez, je pensais que cela vous intéressait.

    Si vous voulez bien, soyons au moins deux à ne pas jouer la comédie.

    C’est ainsi qu’il s’était épris d’elle. Sa droiture et sa sincérité parmi ces vautours avaient ouvert une brèche dans son cœur d’ascète. Ils se retrouvèrent certains soirs en semaines, puis elle était venue emménager chez lui. Dans le seul appartement qu’il lui restait encore au cœur de la cité parisienne. Il ne pouvait pas dire ce qui les avait entraînés à s’installer ensemble ni se remémorer qui en avait émis l’idée.

    Comment savoir, quand l’eau d’un fleuve coule dans son lit, quelle goutte d’eau pousse l’autre vers la mer ?

    Dayan avala une gorgée du mélange qu’Angèle venait de lui servir : un tiers de calva froid sur un fond de café tiède.

    C’est la r’cette de mon pauv’e Louis. C’t’y là, on n’y contrôle pas l’degré d’alcool. L’alambic date d’la grand-mère Germaine. Distillé dans l’grange. T’en boiras pas deux comme ça, mon grand, même pas chez Bebert !

    Paul sentit se dessiner la trajectoire brûlante du liquide depuis son œsophage jusqu’à son estomac.

    Alors, qué qu’tu vas faire chez les zozos ?

    Écrire un article sur Benjamin Leroy.

    Ben mon vieux ! T’entends ça, Zaza ! On r’çoit du beau monde à c’t’heure à la maison !

    Preuve qu’elle était d’accord avec sa maîtresse, la chienne répondit en remuant mollement de la queue.

    T’es drol’ment important comme m’sieur. Et qué qui l’a donc fait le loustic pour qu’un parigot vienne jusqu’à chez li ?

    Justement, c’est ce que j’aimerais bien savoir. Il organise des séminaires qu’il appelle des Constellations familiales.

    Connais pas, ponctua Angèle. C’qué sûr, cé qui en a du monde qui défile ! J’amerais ben savoir c’qui fricote, là-haut !

    Ma femme a passé un week-end là-bas et, à son retour, elle m’a quitté.

    Ben mon vieux ! Tu comptes la r’trouver ? Si mon Louis m’avait laissée partir un jour, j’cré ben que moi non plus chré pas rentrée, pouffa-t-elle.

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1