Les Idoles du jour
Par Ligaran et Esprit Privat
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Aperçu du livre
Les Idoles du jour - Ligaran
EAN : 9782335102130
©Ligaran 2015
Préface
Ce livre est un tableau de la vie réelle, avec ses agitations, ses défaillances, ses égarements, et ajoutons aussi, comme consolation, avec les vertus cachées et les héroïsmes qui, semblables à l’or pur mêlé à l’argile, se rencontrent au sein de notre corruption sociale.
On verra dans cette étude jusqu’à quel point le feu des mauvaises passions, l’amour effréné du luxe et des jouissances, le culte des intérêts matériels peuvent altérer, dans le cœur humain, le sentiment du devoir, y fausser la notion de la vérité, y pervertir le sens moral.
Cette histoire, malgré ses navrantes péripéties, n’a rien de forcé ni de romanesque ; c’est une photographie, de nos mœurs actuelles : les personnages mis en scène se retrouvent dans tous les recoins de notre société moderne. Chacun, en lisant ces pages, y reconnaîtra ces tristes héros de notre civilisation sceptique et sensualiste qui n’ont qu’une religion, la folle ivresse du plaisir ; qu’une idée fixe, l’exaltation de leur personnalité ; qu’un mobile, l’orgueil ; qu’un objectif, l’argent ; qu’un but, la satisfaction de toutes les âpres convoitises.
Qui oserait nier que ce sont là les caractères généraux de notre époque ? Or, des tendances si profondément subversives, qui ont résultat d’abaisser le niveau moral au profit de la matière, d’étouffer dans les âmes le principe religieux, de briser les liens de la famine, de surexciter tous les appétits grossiers, ne peuvent nous conduire qu’à la décadence et à une effroyable dissolution sociale !
C’est pour protester contre ces pernicieux entraînements que j’ai écrit ces pages sorties de mon cœur. Si j’avais fait un livre purement théorique, il n’eût été lu précisément que par ceux qui n’auraient pas eu besoin de le lire. Pour qu’il arrivât à soir adresse, je devais prendre là formé du roman et mettre ma morale, en action, le roman a fait beaucoup de mal, plus qu’on ne saurait le supposer. Il peut faire beaucoup de bien en entrant dans une voie franchement moralisatrice. C’est cette entreprise que j’ai osé tenter. Ai-je réussi ? Il me serait téméraire de le penser, plus téméraire encore de le dire : c’est au lecteur à décider.
Paris, le 10 novembre 1866.
I
Paul à Marcel
Domaine de Mondésir, le 30 décembre 1864.
Mon cher Marcel, voilà bientôt quatre mois que je t’ai quitté ! Depuis lors je t’ai écrit deux fois, et tu ne m’as pas encore répondu. Je connais trop bien ton cœur pour supposer qu’il m’oublie. L’absence et les distractions de la vie parisienne ne peuvent rien sur une amitié de vingt ans. Nous avions huit ans lorsque nous entrâmes tous les deux au collège de Montpellier, dont nous parcourûmes toutes les classes sans nous quitter. Nous fîmes notre première communion le même jour ; le même jour nous fûmes reçus bacheliers ès-lettres et bacheliers ès-sciences ; le même jour nous partîmes pour Paris, afin d’aller y suivre nos études médicales ; côte à côte nous passâmes tous nos examens, et nous eûmes le plaisir d’être reçus docteurs ensemble ; en sorte que pendant toute notre carrière scolaire, nous vécûmes de la même vie sans nous perdre une heure de vue. Peines et joies, tout était commun entre nous : on eût dit une seule âme en deux corps.
Mais il était dans notre destinée d’être séparés. Toi, orphelin dès l’adolescence, tu n’avais aucun lien de famille qui te rattachât au sol natal, et l’intérêt de ton avenir marquait ta place à Paris. Moi, j’étais rappelé par le meilleur des pères, qui, après avoir vu tomber autour de lui ma mère, une sainte ! et mes jeunes sœurs, deux anges ! N’avait plus que moi pour dernière consolation !
Trois, jours, après mon installation dans notre gracieux domaine de Mondésir, situé au pied de la colline de Mireval, sur la route de Montpellier à Cette, en face de l’étang de Maguelone et de la Méditerranée, mon père m’invita à l’assister dans ses travaux. Depuis quarante ans, il s’est fait le médecin des pauvres. Il ne se borne pas à leur prodiguer, toujours gratuitement, les secours de l’art, il leur fournit encore, au même-titre les médicaments qu’il leur prescrit. Le cabriolet dans lequel il fait ses tournées est une véritable pharmacie ambulante.
Chaque jour, dès le lever du soleil, jusqu’à midi, nous explorons le groupe des villages voisins de notre propriété et les nombreuses cabanes de pêcheurs disséminées sur la plage de Maguelone.
Mon père me présentait avec orgueil à ses infortunés clients en leur disant : « Voilà mon fils ! C’est un jeune savant de Paris qui en sait beaucoup plus long que moi, et qui, lorsque je ne serai plus, me remplacera auprès de vous. » L’excellent homme ! il me flattait en se calomniant indignement, car il est mon maître à tous égards : c’est un praticien émérite ; il possède une science de diagnostic merveilleuse ; j’ai plus appris avec lui dans un apprentissage de quelques mois, au lit des malades, que je ne l’aurais fait en dix ans d’études théoriques.
Nos journées, si laborieusement et si utilement remplies, nous laissent le soir une inexprimable satisfaction au cœur, celle que donne la conscience du devoir accompli. Je comprends maintenant que dans ce petit coin de terre où je vis, et qui paraissait devoir m’isoler du reste du monde, il y a place pour une noble existence.
Un jour du mois dernier que nous venions de faire notre tournée habituelle, nous trouvâmes, sur la terrasse de notre habitation, trois hôtes qui venaient d’arriver : le curé de Mireval, une jeune personne et une paysanne, vieilles connaissances que je ne remis pas tout d’abord. Souple et légère comme une gazelle, la gracieuse enfant sauta au cou de mon père et l’embrassa en lui disant : « Bonjour, mon parrain ! » Comme j’étais descendu le dernier de voiture, elle ne m’avait pas aperçu, et parut un peu déconcertée à mon aspect. Mon père la prit par la main et me la présenta :
– Mademoiselle Angèle d’Albigny ! me dit-il.
Je restai muet et immobile, comme pétrifié d’admiration devant cette ravissante créature de seize ans que je n’avais pas revue depuis ma sortie du collège, lorsqu’elle n’était encore qu’une toute petite fille que je faisais sauter sur mes genoux avec mes sœurs. Ma gaucherie m’eût sans doute perdu à jamais dans son estime, si l’embarras, qu’elle éprouvait elle-même lui eût permis de s’en apercevoir. Mais quelques instants après nous reprîmes, l’un et l’autre, notre aisance habituelle ; et rappelant nos souvenirs d’enfance, nous vîmes s’établir bientôt entre nous une douce intimité.
Angèle d’Albigny était, fille d’un brave officier de marine, frère cadet du vénérable curé de notre village. Embarqué mousse, en 1830, lors de l’expédition d’Alger, son père était parvenu, au grade de capitaine de frégate, lorsqu’il se fit glorieusement tuer, en Cochinchine, à la prise de Saïgon.
La mère d’Angèle était morte en lui donnant le jour. Toute la famille de la pauvre orpheline se composait donc de son oncle, de sa nourrice, qui avait eu soin d’elle jusqu’au jour de son entrée au couvent du Sacré-Cœur de Montpellier, où elle venait de terminer son éducation, et qu’elle aimait comme sa véritable mère, et enfin de mon père, qui remplaçait à ses yeux l’auteur de ses jours, si prématurément ravi à sa tendresse.
Depuis la visite d’Angèle, un mois s’est écoulé. Mais tous les matins, en commençant nos tournées, nous la voyons au presbytère, qu’elle habite avec Blavette, sa nourrice, et elle ne manque jamais de venir, avec son oncle, passer une partie de la soirée à notre domaine, qui n’est qu’à deux portées de fusil du village. Nos douces causeries m’ont eu bientôt révélé tous les trésors que cache sa belle âme. Jamais je n’ai rencontré dans une créature humaine d’aussi hautes perfections, alliées à tant de candeur et de grâces. Son regard chaste et velouté a une puissance magnétique qui fascine le cœur et l’élève dans les régions de la vie contemplative ; sa voix pure et suave pénètre l’âme jusque dans ses profondeurs. La semaine dernière, à la messe de minuit, elle a chanté le Noël d’Adolphe Adam, en s’accompagnant sur un harmonium dont mon père a fait présent à l’église de notre village. À ces accords sublimes, empreints d’une indéfinissable expression d’amour et de foi, je fus ému jusqu’aux larmes : mes genoux fléchirent sur la dalle sacrée, un nuage passa sur mes yeux, je fus transporté dans un ravissement extatique : il me semblait, entendre le chœur des anges qui annoncèrent la naissance du Sauveur aux bergers de Bethléem !
Après la messe nous allâmes, mon père et moi, faire le réveillon au presbytère. Mais je n’avais pas la conscience de ce qui se faisait et se disait autour de moi. J’étais tombé dans une rêverie douce qui m’isolait complètement. Rentré chez moi, je me couchai, toujours pensif ; l’image d’Angèle me poursuivait, comme une vision céleste ; sa voix, mêlée aux graves accords de l’orgue, résonnait encore à mes oreilles, en divines mélodies, et je m’endormis sous le charme de cet état d’hallucination…
II
Paul à Marcel
Mondésir, le 1er janvier 1865
Ce matin, Angèle est venue souhaiter la bonne année à son parrain. Mon Dieu ! qu’on est bête quand on aime ! Il m’a fallu, pour l’embrasser, que mon père la poussât dans mes bras, et encore, c’est à peine si j’ai osé effleurer ses joues virginales de mes lèvres frémissantes ! Dans l’après-midi elle est revenue avec son oncle, pour souper et passer la soirée avec nous. Tandis que mon père et le cure se rendaient au salon pour se reposer, je restai sur la terrasse avec Angèle, en lui faisant admirer le splendide panorama qui se déroulait à nos yeux.
En face, la mer bleue, dont les profondeurs se perdaient dans l’infini, et sur laquelle se découpait la silhouette de Maguelone, qu’on prendrait, le soir, pour un gigantesque monstre marin échoué sur la côte. Çà et là, sur la plaine azurée, glissaient légèrement d’innombrables bateaux pêcheurs que la blancheur et la forme gracieuse de leurs voiles latines faisaient ressembler à des huées de cygnes, folâtrant sur les flots. À droite, le soleil, noyé dans une atmosphère de pourpre et d’or, disparaissait à l’horizon en embrasant de ses derniers feux la cime des grands arbres qui offrait l’image d’un vaste incendie. À gauche, la lune, calme et majestueuse commençait à s’élever au-dessus des collines ; on eût dit la reine du silence venant prendre possession de son empire pour présider aux mystérieuses harmonies de la nuit ! Au milieu de ce calme profond, on n’entendait que le plaintif mugissement des vagues qui venaient expirer doucement sur la grève, et le mélancolique bruissement des pins que caressait une tiède brise de mer. Quel tableau !
Nous ne pouvions nous lasser de contempler cette sublime scène de la création, en donnant un libre cours aux impressions poétiques qui débordaient de nos âmes ! Ce doux tête-à-tête se prolongea jusqu’aux dernières lueurs du crépuscule. À ce moment, la cloche du village fit entendre trois fois son timbre argentin : Angèle quitta brusquement mon bras, se tourna du côté de l’Église, dont le clocher s’élevait devant nous, au milieu de toutes ces merveilles, comme pour chanter la gloire de Dieu, et elle se mit à réciter l’Angélus. Entraîné, subjugué par une force supérieure, je suivis son mouvement et je répondis à sa prière. Quand nous eûmes fini, Angèle me tendit la main et me dit d’une voix émue.
– Ce que vous venez de faire là est bien ! je vous en remercie ! Je craignais que vous ne fussiez un impie, comme la plupart de nos jeunes savants du jour, qui croiraient se déshonorer en s’humiliant devant le Seigneur ! Paul, vous ne savez pas toute la joie que vous venez de porter dans mon âme. Je vous aime !
Cet aveu, d’une candeur adorable, tomba sur mon cœur comme une étincelle sur un baril de poudre.
– Que venez-vous de dire, Angèle ! m’écriai-je, en l’étreignant passionnément. Savez-vous bien tout ce qu’il y a dansée mot que vous venez de prononcer ?
– Vous m’épouvantez, Paul, avec votre