Sept

«Les humbles ne craignent pas l'eau, un voyage infiltré»

La route CHAPITRE 12

Un taxi s’est arrêté et un passager assis à l’avant nous a fait signe. C’était Hajji. Nous avons posé nos sacs sur la banquette arrière et nous nous sommes installés. Alors que la voiture redémarrait, le passeur s’est retourné sur son siège et m’a tendu des sacs plastique remplis d’une poudre verte: du naswar importé d’Afghanistan.

- Emporte-le à Izmir, a-t-il dit. Ils sont à court et ils m’ont supplié de leur en envoyer.

J’ai glissé le paquet dans mon sac à contrecœur: j’avais beau savoir que ce n’était que du tabac, n’importe qui d’autre pourrait prendre ça pour de la drogue. Esenler, la principale gare routière d’Istanbul, était un hexagone monumental composé de parkings en étages avec le terminal au sommet. A l’entrée, deux policiers armés de petites mitraillettes nous ont fait signe de nous arrêter. Quand ils ont vu nos sacs, ils ont commencé à interroger Hajji, qui a répondu dans un turc impeccable.

- Ce sont des Afghans.

Les flics nous ont regardés, Omar et moi, puis ont fait signe au conducteur. Le taxi a grimpé jusqu’au dernier étage sur le pourtour duquel s’alignaient les guichets des compagnies de bus et des snacks. «Comme vous n’avez pas de papiers, il va falloir que je paye l’agent au guichet», s’est plaint Hajji. Il nous a dit de l’attendre dans le salon à l’étage, où un feuilleton turc passait à la télé. Vingt minutes plus tard, l’employé est venu nous chercher pour nous emmener jusqu’à un bus qui attendait de partir. Hajji avait disparu. Les autres passagers avaient déjà embarqué et quand Omar et moi avons pris place tout au fond, le bus a démarré. Nous avons traversé le deuxième pont suspendu du Bosphore pour gagner la rive asiatique de la ville, les lumières des ferrys et des bateaux de plaisance parsemant les eaux noires en dessous de nous. Sur notre droite, nous voyions, éclairé sur toute sa longueur, l’autre pont, rebaptisé depuis peu pont des Martyrs du 15-Juillet. Deux mois et demi plus tôt, des tanks rebelles l’avaient bloqué avant de se trouver pris au piège par une foule de citoyens en colère: trente-quatre personnes avaient été tuées. Pourtant, l’éclat de la ville semblait intact. Les panneaux publicitaires et les centres commerciaux géants défilaient au gré des échangeurs et autoroutes. Il nous a fallu près de deux heures pour atteindre les confins d’Istanbul. «Ça doit être l’une des plus grandes villes du monde, a murmuré Omar. Tu penses que ça fait combien de fois Kaboul?» Nous avons roulé toute la nuit vers le sud de l’Asie mineure, où les routes migratoires du passé se superposent comme par enchantement. Les premières traces écrites de cette terre remontent à trois millénaires, quand Izmir a été fondée sous le nom de Smyrne par des colons grecs qui ont rejoint l’Empire athénien dans la guerre contre les Perses. «Ne crains pas ce que tu vas souffrir», dit, dans l’Apocalypse, le prophète Jean à l’église de Smyme, alors sous domination romaine. Les Seldjoukides ont conquis Smyrne, les croisés l’ont mise à sac et Tamerlan l’a rasée. «Très rares ont été ceux qui ont pu s’échapper, a écrit l’abbé Vertot, en se jetant dans la mer.» Quand la ville s’est développée jusqu’à devenir un carrefour des exportations vers l’Europe, les Ottomans l’ont surnommée «Smyrne l’Infidèle» du fait de la présence de ses nombreux marchands chrétiens et des juifs sépharades qui avaient fui les persécutions en Espagne. Après la Première Guerre mondiale, l’armée grecque, soutenue par la Grande-Bretagne, a envahi Smyrne pour qu’elle fasse partie de la Grande Idée: une Grèce étendue qui devait recouvrir une bonne partie de l’ancien Empire byzantin. Après trois années de combats terribles et de massacres perpétrés par les deux camps, les Grecs ont été repoussés par Atatürk et les nationalistes, qui ont expulsé un million de réfugiés dans le cadre de ce qui est connu aujourd’hui comme la Grande Catastrophe. Cette traversée désespérée de la mer Egée a été racontée par

Vous lisez un aperçu, inscrivez-vous pour lire la suite.

Plus de Sept

Sept1 min de lecture
La Danse Du Soleil
La danse du soleil raconte l'histoire vraie de Robert Sundance, né Rupert Mc Laughlin dans une réserve sioux du Dakota du Sud en 1927. Engagé militaire pour fuir sa condition, il tombe rapidement dans l'alcoolisme. Le lecteur est trimbalé le long d'u
Sept22 min de lecture
Andrée Viollis
«Un Albert Londres au féminin». C'est sous cette épithète, toute relative cela va de soi, qu'Andrée Viollis fut (trop) souvent bornée. Comme son aîné de trois ans, elle était concernée par de semblables préoccupations: les appétits révolutionnaires d
Sept1 min de lecture
Sept
Directeur général de Sept.ch SA &. rédacteur en chef Patrick Vallélian Rédactrice en chef adjointe Sylvie Gardel Mise en page Véronique Lux Correction Joan Cortès Comité éditorial Benoît Heimermann, Gérard A. Jaeger, Karine Papillaud, Olivier Weber M

Livres et livres audio associés