Le temps passe et, comme à marée basse, les détails refont surface. Je revois ainsi certaines images de Karl au quotidien: la délicatesse avec laquelle il tenait son verre de Coca-Cola Light ou la façon dont il pianotait dans les airs quand il “adorait, adorait, adorait” un morceau ou un livre qu’il m’avait donné à lire. Si l’âge nous marque, ma première rencontre avec Karl semble dater d’hier.
C’était dans les années 1990, lors d’une de ses fameuses fêtes organisées pendant la Fashion Week où était conviée toute personne digne de son intérêt, toute étoile montante dans la galaxie de sa vision. John Galliano y était invité, ainsi qu’une partie de son équipe, moi comprise car je travaillais alors comme styliste et collaboratrice de Galliano. Nous nous sentions comme des enfants terribles dans la splendeur fastueuse des pièces ornées de tapisseries de l’hôtel particulier Pozzo di Borgo, à Paris. Je portais une jupe coupée en biais, faite de losanges en mousseline rappelant des vitraux, et je me sentais observée depuis l’autre bout de la pièce: à travers ses imposantes lunettes de soleil, le regard pénétrant et fixe de Karl, alors assis dans un de ses élégants fauteuils Louis XV, s’était posé sur moi. Près d’épaisses tapisseries d’Aubusson, une foule d’invités se pressait autour de lui comme des papillons de nuit s’agitent autour d’une flamme. Son éventail rythmait leurs mouvements sous la lumière tamisée des chandeliers.
M’avait-il appelée ou m’étais-je simplement retrouvée à graviter autour de lui, magnétisée par les danseurs qui tournaient autour de moi, leurs coupes de champagne semblant flotter dans les airs? J’ai eu l’impression d’observer un empereur au sommet de sa puissance, possédé par un pouvoir galvanisant capable de détecter le potentiel enfoui en chaque personne qu’il rencontrait. Un peu plus tard, en apprenant que j’étais en train de divorcer et en pleine lutte pour signer un contrat décent avec mon employeur, Karl a fait preuve de courtoisie et de générosité. “Je veux vous aider”, m’avait-il dit.
En 1996, j’ai