Sept

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En mai 2010, le chef des forces américaines et de l’OTAN en Afghanistan, le général Stanley A. McChrystal, déclarait que l’ennemi numéro un de l’armée américaine n’était ni Al-Qaïda ni les talibans ni l’Iran… mais le logiciel PowerPoint. Il confirmait de la sorte ce que le général des Marines James N. Mattis avait déploré lors d’une conférence qu’il venait de donner en Caroline du Nord et dont le s’était fait l’écho: dénonçant la place envahissante prise par logiciel dans les forces armées américaines, le général Mattis avait affirmé que «PowerPoint nous rend stupides!» Les capacités de PowerPoint à réduire la pensée sous prétexte de simplification entraîne de mauvaises décisions pouvant provoquer des catastrophes sur le terrain des opérations. Comment PowerPoint est-il devenu le logiciel le plus utilisé au monde? Et en quoi et comment l’abus et le mauvais usage de PowerPoint peuvent s’avérer néfaste, contribuant à la fabrication d’une pensée unique et favorisant la réduction de la pensée? C’est à ces questions que répond la passionnante enquête réalisée par Franck Frommer. L’usage de présentations graphiques lors de réunions de travail ne date pas d’hier: il s’est développé dans les années 1910 dans le monde des affaires aux Etats-Unis pour répondre, d’une part, aux besoins d’une croissance exponentielle des firmes et, d’autre part, à la transformation du modèle managérial de PowerPoint ‒ avec retrait pour marquer les sous-catégories, ce qui va s’accompagner d’un basculement vers le mode «paysage», horizontal, devenu le standard de toute présentation. Dans la seconde moitié des années 1980 apparaissent les premiers micro-ordinateurs Macintosh ou PC (Microsoft est créé en 1976, Commodore et Apple lancent leur premier micro-ordinateur en 1977, et le mastodonte IBM s’y met en 1981), certes lourds, gros et chers, mais qui peuvent être transportables. Compaq promeut le premier ordinateur portable (pesant quinze kilos!) en 1982, et le premier Macintosh sort deux ans plus tard. L’arrivée de la micro-informatique se produit au moment où les entreprises vivent un bouleversement profond: à un fonctionnement rationalisé, cloisonné, hiérarchisé, se substitue un nouveau mode déconcentré, autonome, réticulaire, mobile. La firme, devenue «multidivisionnelle» sous l’influence des nouvelles théories du management, va mettre en place le «management par projets» ou la «direction par objectifs», ce qui va faire des réunions avec supports de présentation une ressource essentielle de l’organisation, aussi bien pour l’information ascendante que descendante: l’informatique s’affirme désormais comme une technologie du pouvoir. Le traitement de l’information, devenu l’alpha et l’oméga de toute organisation, ne sera plus du ressort de l’assistante ou de la secrétaire (vouées à disparaître) mais du cadre lui-même: cette volonté d’«autonomisation» des cadres permettra aux entreprises de réaliser des économies en faisant faire par les cadres des tâches autrefois dévolues aux secrétaires. La première version de PowerPoint date de 1987. Elle ne fonctionne alors que sur Macintosh. La version 2 pour Mac sort l’année suivante et pour Windows en 1990. Il faut attendre la version 3.0 créée par R. Gaskins en 1992 pour obtenir l’outil graphique que l’on connaît aujourd’hui: en couleur, doté d’une sortie vidéo en direct, d’un diaporama, d’animations, de la possibilité d’intégrer d’autres médias audio et/ou vidéo. PowerPoint capte dès cette année-là 63% du marché des logiciels de présentation graphique et, accessoirement, devient l’unité la plus rentable de Microsoft. Dix ans plus tard, PowerPoint était utilisé par plus de 500 millions de personnes et réalisait un chiffre d’affaire d’un milliard de dollars par an. Avec Excel et Word, PowerPoint fait désormais partie du «package» de Microsoft Office: en 1986, Bill Gates avait eu du nez en faisant racheter par Microsoft la société Forethought, créatrice du logiciel, réalisant ainsi sa première acquisition significative. R. Gaskins devient alors le patron de la division Graphic Business Unit, qui passe rapidement de 7 à 100 personnes. Gaskins quitte Microsoft en 1992. En 1994, la version 4.0 propose une série de gabarits et d’illustrations prêts à l’emploi. Si cette nouvelle fonctionnalité suscite l’enthousiasme des «amateurs» ignorant tout de la construction d’une présentation, avec ses gabarits préremplis elle provoque les critiques des experts – qui mesurent bien le risque d’une normalisation des présentations –, en particulier celles de R. Gaskins qui, outre, l’utilisation abusive du logiciel, y voit aussi les effets pervers de la prédominance de la forme sur le fond («l’excès d’effets tue l’effet») et appelle à renoncer à la «luxuriance des effets graphiques», plaidant pour «plus de contenu et moins d’art…» En 2011, PowerPoint possédait 95% du marché de la présentation de graphiques, et Microsoft estimait alors à plus de 30 millions le nombre de présentations PowerPoint réalisées chaque jour! Après ce rapide historique de la naissance d’une hégémonie absolue, voyons comment elle s’est accompagnée d’une normalisation de la pensée et comment elle ne vient plus en support d’une argumentation, mais la précède, voire s’y substitue. Créés d’abord pour répondre aux besoins de l’armée américaine, les systèmes de présentation investiront ensuite massivement le monde de l’entreprise, avant de revenir en force par un usage immodéré dans l’armée et de se déployer pour finir dans les autres champs de la société: institutions publiques, universités, écoles. Faute de place, nous n’aborderons ici que l’armée et l’entreprise: pour se faire une idée précise de l’ampleur des dégâts dans les autres secteurs, je renvoie le lecteur au livre de Franck Frommer. 5 février 2003. Devant l’assemblée de l’ONU, Colin Powell, secrétaire d’Etat à la Défense, lance une présentation PowerPoint qui deviendra célèbre. Utilisant toutes les fonctionnalités du logiciel, il va persuader l’assistance de l’existence d’armes de destruction massive en Irak. Quelques heures plus tard, la présentation est mise en ligne sur le site de la Maison-Blanche et apparaît sur internet: il faut aussi convaincre le peuple américain de la nécessité de déclencher une guerre «préventive» contre l’Irak. Le 8 septembre 2005, lors d’un entretien sur la chaîne , Powell reconnaîtra avoir menti. C’est encore PowerPoint qui remplace le traditionnel plan d’attaque lors de l’offensive et servira à «expliquer», par un graphique, l’organisation de l’Irak à la suite de l’opération militaire. A la lecture de cette , on comprend que les affaires intérieures de l’Irak seront réglées en une quarantaine de mois avec 5’000 soldats américains. On sait ce qu’il en est advenu dans la réalité… Quelques ne peuvent rendre compte de la complexité d’une situation, comme le déclara le général McMaster dans le : «PowerPoint est dangereux car il peut créer l’illusion de la compréhension et l’illusion de contrôle. Certains problèmes du monde ne sont pas .» Cette invasion de Powerpoint fera dire plus tard au général Tommy Franks, présent en Irak au début de l’offensive: «Aujourd’hui, les commandants en opération informent Washington, l’OSD (Office of the Secretary of Defense) et le secrétaire à la Défense de leur action grâce à PowerPoint… Au lieu d’un ordre ou d’un plan, vous recevez en retour un lot de diapositives PowerPoint… C’est frustrant, parce que personne n’a de plan d’attaque contre PowerPoint!» Mais ce sont les entreprises qui ont d’abord subi les dégâts causés par l’usage inapproprié ou l’abus de PowerPoint. La nécessité de communiquer, consécutive à la mise en place d’un nouveau paradigme (gestion par projet, transversalité, passage de l’ère du «savoir-faire» à celle du «savoir-être», etc.) va trouver une réponse avec PowerPoint. Alors que la réflexion et l’argumentation doivent précéder la fabrication d’une présentation, qui ne devrait être destinée qu’à les soutenir ou les illustrer, les managers vont se prendre au jeu de l’animation et passer plus de temps à créer une présentation «qui en jette» qu’à la réflexion. Ainsi la forme prend le pas sur le fond. Au fil du temps, la fabrication de la présentation viendra précéder la réflexion qui devra se plier aux règles de la . Fâcheux pour la pensée: car aligner des points successifs ce n’est pas développer un raisonnement. PowerPoint, c’est le royaume du «copier-coller»: on modélise, et les cabinets d’audit utilisent les mêmes matrices d’une problématique à une autre, d’une entreprise à une autre. L’une des plus célèbres est le SWOT, de l’anglais (forces), (faiblesses), (opportunités) et (menaces). Le langage utilisé dans PowerPoint, passant de la phrase verbale à la phrase nominale, crée une nouvelle grammaire, par laquelle une langue vivante devient insignifiante. La phrase nominale induit – faussement – une impression d’objectivité, d’impartialité. L’usage de formules toutes faites et de mots vides fabrique un discours désincarné qui n’est qu’une suite de lieux communs de la novlangue médiatico-économique. Réduit à quelques dizaines de mots, le vocabulaire est d’une pauvreté affligeante et l’emploi du lexique militaire est quasi obsessionnel («cible», «feuille de route», «mobilisation», «tactique», «impact», «conquête», etc.) Dans la présentation d’un graphique, en tassant ou, à l’inverse, en accentuant les courbes, on peut à loisir faire passer un message ou son contraire. Qualifiées par une étude américaine de «somnifère des organisations», les présentations PowerPoint doivent être menées par un orateur capable d’assurer le spectacle. Il s’agit de donner à voir, plus que de donner à savoir, un art dans lequel Steve Jobs fut indéniablement grand maître. Médium de l’instantanéité, PowerPoint ne permet pas les associations d’idées permanentes qu’offre une lecture linéaire. Culture du zapping (on passe rapidement d’une idée à l’autre, sans lien ni construction logique), PowerPoint est aussi culture du slogan de type publicitaire, dans lequel le raccourci et la synthèse sont agrémentés de force euphémismes destinés à masquer ou atténuer des vérités difficiles à dire face à un public. C’est ainsi qu’au milieu des années 1990, France Telecom, devenu privatisé, va imposer à ses 4’000 «managers» 6 modules de Powerpoint répartis sur 10 jours étalés sur 9 mois. La nouvelle politique «conquérante», qui prévoit des dizaines de milliers de suppressions d’emploi et de «mobilité» (et va se solder par une mémorable vague de suicides), s’appuie notamment sur une série de destinées à réagir devant les «postures de résistance» qui laissent pantois (une dizaine de tirées des modules de France Telecom sont reproduites dans le livre de Franck Frommer. Leur lecture est sidérante et atterrante). Dans cet univers d’immédiateté et de contrôle qu’est devenue l’entreprise «moderne», l’individu doit se soumettre ou se démettre. Il doit répondre à des injonctions paradoxales («soyez créatifs») muscler ses «compétences», être «innovant», «performant», «à l’écoute», et surtout «capable de s’adapter». Comme l’écrit Franck Frommer dans sa conclusion: «Profondément narcissique, ce modèle d’individu est focalisé sur la seule satisfaction de ses désirs et n’envisage sa vie qu’à l’aune de ses propres droits et de son intérêt. Mais il souhaite s’intégrer dans des cadres normatifs dans la mesure où il estime qu’ils sont conformes au modèle dominant et qu’ils lui permettent de réussir. Il est toujours présent mais irresponsable, toujours connecté mais jamais impliqué. Ses seules valeurs sont celles qui lui permettent de “se réaliser”, de “se développer personnellement”, sans projet à long terme. Il doit pouvoir se comparer, s’évaluer, afin de répondre à une situation de compétition permanente… En un mot, totalement pris en charge par le monde technico-économique, il a l’illusion de l’autonomie tout en ayant perdu toute initiative.» Et si PowerPoint ne rend pas forcément «stupide», il n’en demeure pas moins que «PowerPoint participe, sans nul doute, comme de nombreux autres médias, à l’“analphabétisation” du monde», à l’abandon du sens critique, à l’adhésion aveugle à une nouvelle forme de “servitude volontaire”» Moi qui ai passé des décennies dans des grandes entreprises et ai vécu cette période qui va de l’apparition de PowerPoint à son indiscutable hégémonie, je ne peux que confirmer ces propos: oui, la «powerpointisation» des esprits contribue bien au formatage des cerveaux. Il les rend dociles et soumis.

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