Le temps perdu des antipodes
Amigorena parle une langue française d’une pureté dont les étrangers seuls ont le secret
Certains livres demandent qu’on les laisse dormir quelques semaines après les avoir lus. Il faut les oublier, cesser de les écouter pour mieux les apprécier en silence. de Santiago H. Amigorena est de ce genre-là. Sa voix reste en tête bien après que l’auteur s’est tu. En le rouvrant, j’ai eu la surprise de découvrir qu’il commençait à Buenos Aires par une description d’agonie. ou la Liffey de Joyce, sans parler de Proust, présence continuelle. Comme certains d’entre nous, mais avec plus d’aplomb, Amigorena a visé l’œuvre-vie, le grand livre, ou . Prendre le temps de travailler à son ouvrage dans le désordre de la mémoire, tome après tome, voilà la tâche ambitieuse de ce bon écrivain français d’origine argentine proche des rives de la soixantaine. est le premier tome d’un volet de ses souvenirs dont le second, , parut il y a vingt-trois ans. Il se situe en Uruguay, où l’auteur et sa famille se sont réfugiés pour échapper au régime militaire argentin. Exil provisoire puisque les bourreaux paramilitaires, les escadrons de la mort, surgissent dans la nuit de Montevideo pour forcer la famille à s’exiler encore, cette fois-ci en France. L’alternance entre les grâces non sans cruauté de l’enfance et l’apparition progressive du cauchemar, le pire cauchemar : celui , la mort ou la disparition des proches, est la ligne de tension de ce livre faussement indolent et politiquement très ferme, ce qui ne veut pas dire platement « correct ». Nous sommes en présence d’une conscience de gauche aiguisée au fer de la dictature. La présence menaçante du mal trouve son emblème dans l’extraordinaire description en nocturne d’un anaconda glissant avec le bruit dans les jardins ceints de barbelés d’une villa sinistre, propriété de la CIA. Heureusement, le gomero ouvre ses branches aux enfants : Amigorena parle une langue française d’une pureté dont les étrangers seuls ont le secret (quel Français pourrait dire d’un frère qu’il est « puîné » sans que cela ne sonne trop bien?), un français solide chamarré de ces sobriquets propres à la camaraderie espagnole ou sud-américaine et orné d’une élégiaque citation, ces , qui m’a fait penser à Lorca ou à Borges mais dont je n’ai pu trouver l’origine.
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