Laurent de Sutter INDIGNATION TOTALE
Elle vous chatouille le matin quand vous écoutez la radio et vous gratouille le soir quand vous consultez votre page Facebook. Quoi? La bêtise des autres, ceux qui ne pensent pas comme vous, être rationnel et ouvert d’esprit. Comment tolérer sans broncher Trump, les turpitudes d’Harvey Weinstein, la crise des migrants en Méditerranée? Être indigné est désormais la condition de l’homme occidental un tant soit peu cultivé, libéral, prompt à tweeter de rage face au spectacle du monde. Dans un essai provocant, Laurent de Sutter démonte les mécanismes de l’indignation, cette drogue des beaux esprits modernes. Quelques exemples bien troussés (#MeToo, la dette grecque, les caricatures de Mahomet…) suffisent à établir un diagnostic, volontairement amoral: la cause de notre indignation, c’est la volonté de maîtriser le monde, de le ranger à notre guise. Avec une verve toute houellebecquienne, Sutter dépeint dans Indignation totale le réveil d’un « citoyen quelconque d’un pays quelconque de l’Occident épuisé », envahi par ce sentiment qui chauffe les esprits et nous fait perdre la raison, alors même que nous croyons dur comme fer que la déraison, c’est l’autre, le barbare. D’une impitoyable acribie quand il met au jour l’arrogance de nos jugements, qui excitent les réseaux sociaux et forment des communautés d’exclusion, Sutter est plus incertain quand il s’en prend à la raison occidentale. Mais la satire grince juste.
Chapitre 1 Et
(Où le scandale #MeToo conduit à suggérer l’hypothèse selon laquelle l’indignation pourrait être devenue le principal mode de constitution des identités contemporaines)
Ce fut la curée : l’homme qui avait été le producteur le plus craint de Hollywood devint une cible
Croire que les choses allaient se calmer rapidement avait été une erreur. Il aurait été plus malin de s’attendre à ce que le mouvement néou connaîtrait d’innombrables rebondissements. Dix jours auparavant, les journalistes Jodi Kantor et Megan Twohey avaient publié dans le un reportage retentissant consacré au comportement du producteur de cinéma Harvey Weinstein, et revenant sur sa longue pratique du harcèlement sexuel, laquelle avait abouti à pas moins de huit règlements à l’amiable pour des sommes non révélées. Cinq jours plus tard, Ronan Farrow, une correspondante de la chaîne d’actualités NBC News, avait surenchéri en rendant compte dans les pages du magazine d’un certain nombre d’exactions supplémentaires de Weinstein dont elle avait eu connaissance, mentionnant pas moins de treize cas de harcèlement et trois viols. Aussitôt, ce fut la curée : l’homme qui avait été le producteur le plus craint de Hollywood depuis qu’il avait fait sauter la banque en lançant, au milieu des années 1990, des réalisateurs tels que Quentin Tarantino, Gus Van Sant ou Anthony Minghella devint une cible à la hauteur de son curriculum – et de son caractère notoirement odieux . Au cours des jours puis des semaines qui suivirent, de plus en plus d’actrices, mais aussi de membres ou anciens membres du personnel de la Weinstein Company, de mannequins, de scénaristes, d’assistantes, etc., révélèrent à leur tour avoir été victimes de propositions indécentes, de chantage, de contacts non sollicités, et ainsi de suite, de la part du producteur. Au total, une centaine de femmes s’exprimèrent – vite suivies par une immense cohorte de célébrités plus ou moins importantes et d’individus plus ou moins anonymes qui, s’ils n’avaient jamais souffert des gestes et des paroles de Weinstein, avaient néanmoins vécu des expériences similaires avec d’autres personnes. C’est cette cohorte que Milano contribua à créer avec son tweet du 15 octobre ; ce jour-là, elle posta la phrase suivante : « Si vous avez été harcelée sexuellement ou victime de violences, répondez “Me Too” [“moi aussi”] à ce tweet. » À la fin de la journée, deux cent mille femmes avaient répondu à son appel – dès le lendemain, elles étaient déjà 500 000. Le mouvement #MeToo était lancé .
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