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Refuge
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Livre électronique257 pages3 heures

Refuge

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À propos de ce livre électronique

Ils habitent une maison neuve. Lui, enseigne à Valence, pédale tous les jours pour s’y rendre. Il somatise, s’effondre à l’intérieur. Elle, tient une friperie dans la Grande Rue. Elle l’aime encore, peut-être. Les enfants grandissent. L’été se termine. Et ailleurs, il est seul, il marche, évite les humains, les villages. Deux histoires, deux récits, deux mondes qui s’effleurent, et se touchent, peut-être.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Né en Ardèche dans les années 80, Brice Gharibian connaît une enfance heureuse et sans encombre, un bonheur oublié, comme une sorte de mélancolie joyeuse dans laquelle il puise sans limite. Il partage son temps entre petits boulots, rêveries et écriture, quand les deux ne se mélangent pas dans sa poésie.
LangueFrançais
Éditeur5 sens éditions
Date de sortie10 déc. 2025
ISBN9782889498000
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    Aperçu du livre

    Refuge - Brice Gharibian

    Couverture pour Refuge réalisée par Brice Gharibian

    Brice Gharibian

    REFUGE

    Les arbres s’étaient parés d’une fine pellicule de gel dans la nuit. L’hiver se mélangeait à l’automne. La brume matinale, épaisse et légère, s’effilait par-ci ou par-là, comme des corps d’embrun en lévitation. Le frimas avait réveillé les fantômes de la forêt ! Le pied en terre, la tête ailleurs, certains feuillus, à l’entrée du bosquet, s’adonnaient avec joie au vagabondage aléatoire et statique : danse végétale et tortueuse, chorégraphie centenaire à peine distincte au-delà des vapeurs allantes. Et puis soudain, le brame d’un cerf déchira les espaces, s’étira quelques secondes et disparut. Puis surgit le silence, de nouveau, comme un cri aphone.

    Zoé, sur le seuil du refuge, figée, n’en crut pas ses oreilles. Tout d’abord ébahie par le froid, puis par la magie et la lactescence de l’automne, elle venait d’entendre pour la première fois de sa vie le cri, le vrai, le fameux, que son père s’était amusé à singer la veille dans la voiture. Sa respiration lente fabriquait des nuages. Elle joignit ses mains presque à la manière d’une prière et souffla pour se réchauffer. Le rosissement de ses joues, sur la blancheur de sa peau et du décor, tranchait. Sa blondeur s’échappait en mèches du bonnet en laine. Les prémices d’une larme pointaient dans le coin de ses yeux bleu foncé. Ce n’était ni de la tristesse ni de la joie ; saisie par le froid. Elle n’aurait pas su dire si, face à elle, entre le refuge et la forêt, s’étendait une prairie ou un pré. Une prérie peut-être. Au milieu, elle devinait le chemin par lequel ils étaient arrivés la veille en marchant, et le petit arbre, seul, biscornu qui conférait à l’endroit l’idée même de solitude. Dans la voiture, entre quelques brames hasardeux, son père avait raconté l’histoire de ce haut lieu de la résistance, de ces braves qui avaient pris le maquis. Désormais, avait-il continué, les refuges départementaux servaient une autre cause : ils offraient un toit aux promeneurs tout au long de l’année, que ce fût le temps d’un pique-nique ou d’une nuitée. Les gardes du parc passaient de temps en temps afin de recharger les réserves de bois et éviter ainsi que le marcheur ne dépouillât les sous-bois alentour.

    Zoé amorça un pas, un deuxième, et se laissa aller en embrassant la langueur ambiante, comme pour ne pas déranger quelqu’un d’ensommeillé. Les herbages gelés faisaient un petit crépitement sous ses pieds. Tandis qu’elle contournait le refuge à pas de loup, lui parvenait le bruit de la source qui se déversait sans relâche dans le bassin, là où ils s’étaient assis la veille jusqu’à ce que le soleil eût décliné. Au-delà, à l’arrière de la bâtisse, le pré s’étendait sur une pente douce et montante, jusqu’au bois qui couvrait les pieds d’un éperon rocheux royalement dressé au-dessus de son empire végétal. Zoé, les yeux rivés dans le lointain, s’arrêta soudain et les plissa, comme si ce geste permettait de voir avec plus de précision. Il lui semblait percevoir des points noirs entre le brouillard et l’obscurité ; des animaux peut-être ? Elle sentait un air frais et aqueux lui passer sur le visage sans en tenir réellement compte. Elle reprit sa marche, déroulant d’autant plus le pied. En une dizaine de mètres, le bout de ses chaussures s’était noirci d’humidité. Des biches. Elle avait vu juste. Dès lors, sachant à quoi s’en tenir, Zoé improvisa une démarche toute féline. Le corps un peu recourbé, la foulée légère, elle s’approchait. Elles étaient trois, en train de brouter à la lisière. L’une d’elles leva la tête brusquement. Zoé s’arrêta net et cessa de respirer aussitôt, sans même y penser. La biche observait en direction des bois. Une deuxième se redressa. Zoé, figée, se sentait avalée par le froid. Mais pas question de bouger. Son immobilité décupla la violence douce du silence. Plus de vent. Plus rien. Les étendues paraissaient dans l’expectative. Et tout à coup, un brame violent la fit tressaillir. Ses peurs les plus archaïques jaillirent du plus profond d’elle-même. Elle tourna la tête. Le refuge. Elle avait besoin d’un repère. Avec le brouillard, elle le distinguait à peine. Elle tremblait, plus de crainte que de froid. Elle était tiraillée entre l’envie de continuer son expédition et le confort de la présence familiale. Les trois biches avaient cessé de brouter et lorgnaient le bois. Zoé reprenait peu à peu ses esprits. Elles s’en allèrent en trottinant, comme aimantées par la plainte, et disparurent dans les sous-bois opaques. Zoé se décida et accéléra le pas, bien qu’elle sût, car elle l’avait lu la veille à l’entrée du parc, qu’il était formellement interdit de déranger les cervidés en cette période cruciale. Elle arriva à l’endroit où les bêtes broutaient quelques minutes plus tôt et remarqua les crottes toutes fraîches. Elle jeta une dernière fois un œil au refuge presque englouti par les brumailles, sentit dans son ventre des picotements dont elle n’aurait su dire s’ils étaient de panique ou d’excitation, et s’enfonça dans le bois sur le pas des cervidés.

    *

    Je ne me déplace que la nuit, car dans cette nouvelle vie le monde est peuplé de démons ; et dans le noir, au moins, je ne vois que les miens. Ces démons, dont je parle, n’ont rien de fantastique : ils sont tout le monde.

    Quand une société s’écroule, la morale est ensevelie avec. Profondément. Plus personne n’est digne de confiance, à moins de prouver le contraire sur-le-champ ; en un regard on sait à qui l’on a affaire. Dans ce monde, l’hésitation peut tuer.

    Je marche ; je marche parce que la marche est silencieuse. Je marche la nuit. Silencieux et invisible.

    Il y a bien des véhicules qui fonctionnent, on trouve même encore un peu d’essence. Je les entends parfois passer en voiture, ici ou là, d’ici à là. Ils évoluent en groupe la plupart du temps. Par petits groupes d’hommes. Je vois rarement des femmes. J’imagine qu’ils doivent les laisser dans les endroits où ils vivent. Quelques coups de feu, de temps à autre, transpercent la quiétude et tirent le monde de sa torpeur. Éclats brefs et soudains. Car ici, mis à part ces quelques voitures dont je parlais, l’être humain n’a plus les moyens d’être bruyant. Plus d’avions, plus de clochers, plus de camions, plus de portables. Alors quand un son autre que celui des oiseaux ou du vent vient perturber ce silence relatif, il éclate comme un verre sur du carrelage.

    Donc je marche la nuit, silencieusement invisible. Je marche sur les routes.

    Ce soir, la lune est claire, presque pleine. Un œil béant. Un œil qui diffuse une lumière douce comme le regard d’une grand-mère bienveillante. Dans ces ténèbres d’un nouveau genre, il n’y a plus d’autres lumières que celles des astres. Avant, la terre n’avait rien à envier au ciel : le sol était étoilé par ces milliers de villes et de cités. Les lampadaires étaient partout, comme autant de constellations qui jonchaient le sol et fournissaient une carte détaillée de ce ciel de terre. Perdu dans la nuit, il suffisait alors de suivre ces monceaux d’étoiles électriques pour retrouver son chemin et le reste de l’humanité. Tout ça, c’est fini. Il n’y a plus de courant ici-bas. C’est noir, tout ce qu’il y a de plus noir. Seule la lune ose encore défier cette goulue de nuit qui avale tout sur son passage.

    En général, je commence à marcher à la tombée de la nuit, quand l’obscurité rapproche l’horizon. Et je vais ainsi, sur la grand-route, jusqu’à deux ou trois heures du matin. Ensuite, je me trouve un coin et je dors jusqu’à l’aube.

    Ma maison, c’est mon sac à dos ; il est rempli de choses dont j’ai besoin au quotidien. Comme c’est l’été et qu’il fait beau, j’ai pu lâcher du lest. Des habits chauds, j’en dénicherai d’autres ! Pour ça, il me suffit d’aller dans une maison et d’en prendre dans les armoires ; d’autant plus que j’ai une corpulence dans la moyenne, ce qui facilite la tâche pour trouver ma taille. Concernant les chaussures, je n’ai qu’une paire. Des chaussures de montagne. À quoi bon en posséder d’autres ? Dans mon sac, donc, j’ai une veste, quelques caleçons et paires de chaussettes. Voilà tout pour la partie vestimentaire. C’est une maison, et comme dans toutes maisons qui se respectent, il n’y a pas qu’un dressing, j’ai aussi une chambre, enfin une tente, avec un matelas et un duvet. Une salle de bain, constituée par un simple savon de Marseille, une serviette et une brosse à dents. Une cuisine, c’est-à-dire tout le nécessaire pour me faire à manger et me nourrir : un réchaud, plusieurs bonbonnes de gaz d’avance, des couverts, une popote, et même une cuillère en bois ! laquelle, retournée, peut faire office de planche à découper. Dans cette cuisine, j’ai un placard où je range les assaisonnements, les condiments, et ce que je trouve sur la route : boîtes de conserve, riz… Dans ma maison, j’ai aussi un salon, qui, ici, n’est représenté que par un livre. Dans le garage, j’ai mes outils, de quoi m’éclairer, de quoi me défendre ou attaquer. Mon couteau est inclassable, il sert pour tout. J’y suis profondément attaché parce qu’elle avait fait graver mes initiales sur la lame. Et pour finir, dans ma maison, qui doit être la plus petite du monde, j’ai un jardin, sans doute le plus grand du monde puisqu’il s’étend de mes pieds à l’horizon en passant par le ciel. Voilà comment j’évolue : tel un escargot nyctalope.

    Parfois la nuit, j’ai peur, c’est vrai. Ce qui m’effraie, n’est pas la nuit à proprement parler, ce n’est pas non plus le noir ; ce qui m’effraie c’est moi, moi dans le noir. Parce que dans le noir, le regard ne peut pas se perdre à l’horizon, alors il se perd à l’orée des abîmes. C’est là-bas que vivent mes démons. Et quand je tombe sur eux, je ne peux pas leur échapper, car dans les abîmes c’est infini, et dans l’infini on ne peut pas se cacher.

    Par conséquent, je m’occupe. J’écris ou je lis, par exemple. En ce moment, je bouquine, mais je peux tout aussi bien lire une revue scientifique. Les matins d’été, je les préfère à ceux d’hiver. Non pas que le froid matinal me dérange, bien au contraire, d’ailleurs ; mais l’été, je ne plante pas ma tente, et n’ai donc rien à plier.

    Aujourd’hui, c’est tout embrumé. J’aime bien la brume, elle me coupe un peu du monde. Puis le soleil la chauffe et elle s’en va. Le bosquet où je me trouve est un peu à l’écart de la route, entre quelques champs laissés à l’abandon ; ce qui fait le bonheur des mauvaises herbes, qui n’ont jamais été mauvaises que pour l’homme. Ce petit bois recèle quelques vestiges de l’ancien monde de la consommation qu’on retrouve dans tous les endroits du genre : canettes de bière, pots de yaourt, sacs plastiques…

    Le ciel est blanc, mais il est bleu, ou l’inverse peut-être. La journée va être chaude, comme les précédentes.

    Avant, je buvais du café le matin, tous les matins. Je ne pouvais pas concevoir ma vie sans café, mais c’était un leurre. Ce dont je ne pouvais me passer en réalité, c’était de nicotine. Dès que j’ai arrêté de fumer, j’ai arrêté de boire du café, à moins que ce ne soit l’inverse.

    Maintenant, je bois du thé le matin. C’est plus pratique dans ma nouvelle vie. J’ai juste besoin d’eau, de feu et d’un sachet.

    D’ailleurs, en parlant d’eau, je dois en trouver aujourd’hui. J’essaie d’avoir toujours trois bouteilles pleines sur moi. C’est une ligne que je me suis imposée dès le début. Dans cette vie de vagabond, une certaine rigueur est nécessaire. Elle est vitale, même.

    Je pioche au hasard parmi la dizaine de briquets que j’ai dans la petite poche latérale de mon sac, j’allume le réchaud, et dessus, je positionne la popote à demi remplie.

    Ma tasse, je l’ai depuis toujours ; elle était déjà là à l’époque où je campais pour le plaisir. Une de ces tasses en ferraille qui brûlent les doigts dès qu’on y verse un liquide chaud. J’en ai deux. Identiques, mais différentes. La mienne se distingue par une rayure qu’elle a sur le flanc. C’est grâce à cette marque que je ne me trompe jamais. Même vide, elle semble pleine de souvenirs.

    L’eau frémit, mais j’attends que ça bouille. Si j’avais de l’eau potable, j’arrêterais le réchaud dès qu’elle fait de petites bulles. Mais comme je la prends dans les rivières, je la fais bouillir. Pourtant, j’ai bien ces pilules trouvées dans une pharmacie qui purifient l’eau et l’aseptisent, mais la date est dépassée depuis longtemps, je n’ai pas confiance.

    Cette nuit, j’ai transpiré. Je sue beaucoup plus qu’avant. Je crois que ce sont mes rêves qui ressortent par les pores de la peau.

    Aussi est-il important de noter que mon duvet, c’est un vrai duvet, avec des vraies plumettes à l’intérieur. Ce duvet, c’est comme ma tasse : il est vieux, je pourrais trouver mieux, mais je le garde ; j’y suis attaché. On s’en servait de plaid sur le canapé. À chaque fois que j’y pénètre, j’ai l’impression qu’il est déjà chaud, comme si ces milliers de petites plumes avaient conservé la chaleur de la futilité.

    On peut se trouver dans l’endroit le plus chaud de la terre, quand on se réveille, on a froid. Toujours. Chaque matin est une naissance dans un nouveau monde. Chaque lit, chaque couverture, chaque duvet est un ventre chaud dans lequel on se tapit, un ventre duquel on regarde la froideur de l’autre monde à travers les paupières.

    Mon thé est prêt, il va me réchauffer, bien qu’il ne soit pas très bon. D’ailleurs, la plupart des choses que je transporte en ce moment proviennent d’une maison que j’ai fouillée hier, ou avant-hier, je ne sais plus. Je suis tombé dans une demeure typique du siècle dans lequel on vivait, où tout était médiocre, dénué d’âme. Une de ces maisons qu’on trouve à la chaîne dans certaines contrées, avec toujours ce mobilier de la même enseigne, toujours ces habits du même endroit du monde, et toujours ces mêmes produits alimentaires de supermarché. Une de ces maisons où le père et la mère devaient gagner un salaire moyen, et mettre de l’argent de côté pour en profiter plus tard. Voyez où ça mène.

    D’ailleurs, on vivait dans un monde où la médiocrité était devenue la norme. Ce monde du vingt-et-unième siècle m’a toujours fait penser à un stand de la fête foraine. Un monde dont chaque ficelle qui le tenait était sur le point de rompre. Or, comme jamais personne ne gagnait, le monde a continué de jouer. Jusqu’à ce qu’on tire le gros lot, le plus gros, celui qu’on n’obtient jamais, normalement.

    Ils avaient donc quelques sachets de thé dans un placard, ces gens médiocres, du thé à la menthe – à l’arôme de menthe plutôt, voire à l’arôme chewing-gum à la menthe. Ça m’écœure, pour être franc. Je vide ma tasse au pied de l’acacia qui se trouve à ma droite, et je range mon barda.

    Ma maison est bien ordonnée. Tout a une place. De toute manière, je n’ai pas le choix : si ce n’est pas rangé comme il faut, tout ne rentre pas.

    Il y a bien des fois où je trouve des extras. Par exemple, quelques semaines en arrière, je suis tombé sur un champ d’abricotiers, avec des fruits mûris à point ; j’en ai ramassé un plein sac. Les extras, je les porte à la main, mais je n’aime pas beaucoup ça : comme je trimballe toujours mon fusil, je préfère avoir l’autre de libre, au cas où il faudrait m’en servir.

    La brume s’est dissipée, totalement, comme si un géant avait soufflé sur une glace qui fait de la vapeur de froid. À nouveau, l’horizon est à sa place. Je ne vois pas encore les montagnes, mais je sais qu’elles sont là, quelque part. Elles ont intérêt à y être : c’est là-bas que je me rends.

    *

    La vie allait reprendre son cours. Les voitures étaient pleines de sacs, de gens, d’affaires, de mélancolie, de tristesse et de souvenirs. L’autoroute du soleil. Le soleil derrière. Nicolas suivait le mouvement. Il ralentissait quand toutes les lumières rouge et orange des freins ou des warnings brillaient tout à coup, et accélérait graduellement lorsqu’elles s’éteignaient. Lunettes de soleil bon marché sur son nez presque en trompette, bronzage de circonstance, fatigue chronique marquée au fer rouge sous ses yeux bleus, Nicolas se trouvait quelque part dans la trentaine et le sud de la France, fin août, et éloignait tant bien que mal sa petite famille de la mer et de sa houle d’illusions. Il sentait encore ces satanées douleurs dans le dos et dans la nuque, qui ne le lâchaient plus depuis quelque temps. Afin d’éviter les embouteillages en ce dernier samedi estival classé noir, ils étaient partis au milieu de la nuit. La voiture chargée la veille, quelques heures de sommeil, et Radio Trafic à tue-tête dès le départ pour se tenir éveillés.

    Un coup d’œil dans le rétroviseur. Zoé dormait contre la vitre ; Léo, la tête ronde et pleine de cheveux épais, avait la bouche ouverte et ronflait légèrement comme le font si bien les enfants. Un coup d’œil à droite : sa femme s’était assoupie aussi, les mains jointes entre les jambes, comme pour en garder la chaleur. Elle avait attendu que les mômes s’endormissent pour à son tour, se laisser aller au royaume du temps-qui-passe-plus-vite-en-voiture. Nicolas augmenta la température de la climatisation de peur qu’ils eussent froid. À peine dix heures du matin, et le thermomètre affichait déjà presque une trentaine de degrés. L’époque des canicules passagères et sporadiques était révolue : c’était désormais la règle. La moitié du trajet en six heures, alors que trois suffisent normalement pour la totalité. Pourquoi diable avaient-ils cédé au caprice des enfants, de vouloir à tout prix passer les vacances à la mer ?

    À cette allure, il avait parfois le temps d’observer ses voisins de route qu’il qualifiait allègrement de beaufs ; ces gens-là ! avait-il l’habitude de dire. Ces gens-là, qui partent à l’assaut des plages, des glaces à l’italienne et des moules décongelées. Audrey le détestait quand il agissait ainsi, mais ça ne l’empêchait pas de continuer.

    Lui vint soudain l’image de son fils lorsqu’il découvrit la mer pour la première fois ; le regard vers l’horizon, les pieds dans l’eau, Léo s’était retourné sans rien dire, l’air un peu hébété, comme pour demander si c’était vraiment vrai, toute cette immensité. La mer avait quelque chose de magique malgré tout, Nicolas en convenait, mais était-ce une raison pour y aller tous en même temps, et pour y faire les mêmes choses ?

    L’accordéon d’automobiles n’en finissait plus de jouer la musique de la fin des vacances. Tous pris au piège entre les grandes mains du trafic. L’air désabusé des aoûtiens, les fenêtres fermées, chacun dans sa bulle et sa détresse, baignant déjà dans les angoisses d’une vie quotidienne fatidique. En observant tout ça, Nicolas sentit une vague de dégoût le submerger.

    Il coupa le moteur. Aire de repos.

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