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La Fresque du Souffle
La Fresque du Souffle
La Fresque du Souffle
Livre électronique739 pages6 heures

La Fresque du Souffle

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À propos de ce livre électronique

La Fresque du Souffle

Un roman de Viet Dung Nguyen

Au cœur des turbulences du monde, La Fresque du Souffle ouvre une clairière de calme - un lieu où revenir à soi, et au monde, sous une lumière plus douce.

Entre histoire et silence, un royaume réapprend à respirer.

LangueFrançais
ÉditeurEditions du Temple ThiềnLumière
Date de sortie29 nov. 2025
ISBN9791098195532
La Fresque du Souffle
Auteur

Viet Dung NGUYEN

Viet Dung Nguyen est écrivain, imagineur, photographe, maître du thé et artiste d'art contemporain gestuel à l'encre franco-vietnamien. Depuis plus de vingt-cinq ans, il crée des univers narratifs et sensoriels où la lumière, la mémoire et la conscience dialoguent dans l'esthétique ThiềnLumière - entre silence et clarté.

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    Aperçu du livre

    La Fresque du Souffle - Viet Dung NGUYEN

    Préface — Sur le silence

    La lumière effleure la rivière.

    Les toits expirent la nuit.

    Quelque part, une bouilloire se met à chanter.

    Rien ne demande à naître,

    et pourtant tout commence.

    La brume traverse la porte ouverte.

    Un bol se refroidit sur le rebord.

    Des pas passent,

    puis s’effacent.

    Une porte se referme.

    Un oiseau s’élance ;

    ses ailes dispersent la première lueur.

    Un battement clair du trống chầu

    traverse le silence comme une onde légère.

    Le matin entrouvre les yeux.

    Sur la vitre, un souffle s’attarde.

    Quelqu’un soulève la bouilloire, à demi éveillé.

    Le verre garde encore un peu de chaleur.

    Le son demeure suspendu —

    l’air retient son souffle.

    Écoute.

    Tu es déjà ici,

    paisiblement,

    tandis que la rivière emporte la lumière

    vers un autre matin.

    Et si tu crois que le voyage commence à peine,

    il est déjà accompli.

    Chaque pas contient la route entière.

    Chaque souffle est une arrivée.

    Le seuil n’a jamais été ailleurs.

    Depuis que la première lumière a touché la rivière,

    tu es chez toi.

    · · ·

    Prologue — Le Mandat et l’ombre

    extrait de La Fresque du Souffle

    L’air se tordit.

    La vision se dédoubla.

    Le vent pesa contre la pierre ; le monde vacilla, pellicule de poussière et de lumière.

    La neige se leva — Canossa, 1077 : un empereur, pieds nus dans le givre.

    Des bannières — Écosse, 1296 : Balliol dépouillé, raillé.

    Des lanternes — Nankin, années 1590 : les envoyés d’Hideyoshi meurtrissant leur front sur les dalles froides, l’encens épais comme le souffle et le fer.

    Puis — non plus la neige, mais la poussière.

    Nam Quan, 1540 : la frontière entre Đại Việt et l’empire des Ming, le passage étroit entre deux ciels.

    Nam Quan retint son souffle ; même les pierres écoutaient.

    La pluie miroitait entre chaleur et silence.

    Une mouche rampa sur sa joue ; il ne bougea pas.

    Un ministre toussa — le son était laid, vivant.

    L’air avait ce goût de fer et de pluie sur la pierre.

    Le silence semblait plus ancien que les dynasties.

    Épaules nues, poings liés, Mạc Đăng Dung s’agenouillait à la frontière, sa robe impériale pliée derrière lui dans la poussière.

    Son front heurta la terre jusqu’à fendre la peau le long des crevasses.

    Une goutte de pluie glissa sur son poignet, traçant une même ligne à travers poussière et sang.

    Derrière lui, la manche d’un ministre s’assombrit là où les larmes rejoignaient la boue.

    Les soldats se mordirent la langue jusqu’à goûter le fer.

    Au-delà du mur, un oiseau appela une fois, puis disparut dans la chaleur.

    Il posa les paumes sur ses genoux, comme pour prier de disparaître.

    L’empereur de Đại Việt, fils d’un pêcheur, se courbait désormais comme un serviteur devant la porte du Ciel, la sueur lui brûlant le front.

    Le vent racla le col ; le monde se renversa.

    Loin, à Kyoto, des maîtres de thé soulevaient des bols rugueux sortis de ses fours, comme si l’éternité vivait dans la glaise — la même glaise collée à ses genoux.

    Par-delà les mers, des Portugais comptaient soie et canons, sans savoir que le même vent portait commerce et reddition.

    De cette prosternation monta une lueur pâle : la survie même.

    Quelqu’un, quelque part, rit une fois — mince, brisé, incrédule — et le son fut avalé par la poussière.

    Les Trịnh prirent le trône au nord ; les Nguyễn, au sud, traçaient une frontière de sel et de feu.

    Des hommes, le sel sur la peau, traînaient des canons dans la vase des mangroves.

    Le métal fumait entre leurs mains.

    La boue sentait la pluie et la fatigue.

    Ils riaient d’épuisement, un rire rêche comme la corde.

    La poudre humide crachait, leur collant la gorge.

    Les rivières gonflées de limon portaient des flottes entre tours chames et forêts khmères.

    Les rizières se déployaient ; les forts dressaient leurs côtes le long du rivage.

    La terre s’ouvrait — Huế, Quảng Nam, Quy Nhơn, le Mékong à mille bouches.

    Des rumeurs glissaient de Prey Nokor à Siam : ombres de nouveaux empires au-delà des mers.

    Et dans le sud, les paysans chantaient au rythme des aviron, leurs voix basses, défiantes, les mêmes mots que leurs pères.

    Mais la terre se souvient des révoltes.

    Des hautes terres vint la tempête : des frères pieds nus brûlant les montagnes — les Tây Sơn — qui balayeraient trône et frontière, leurs tambours ébranlant les palais, leurs lames abattant les dynasties.

    Les mères cachaient le riz sous le plancher tandis que les montagnes brûlaient.

    Même leurs tambours, jadis tonnerre, furent engloutis par la terre.

    La poussière retomba.

    Les siècles tournèrent comme un vent lent.

    L’humiliation de Nam Quan avait pétrifié un homme.

    Mais elle n’avait pas détruit la nation ; l’air même semblait gagné de haute lutte.

    De ce souffle, Đại Việt se releva, portant son Mandat comme une torche à travers la fumée et la tempête — flamme fragile, mais vivante.

    Dans cette clarté tremblante, l’histoire attendait de respirer.

    Mieux vaut mourir que plier ?

    Ou plier, pour que la nation vive ?

    La question demeurait dans la poussière, battement entre les siècles.

    Puis le vent tourna — encore de la fumée, mais plus douce, au goût de sel et de viande.

    Le même air qui portait jadis la guerre portait désormais la faim, le rire, le cliquetis des bols.

    Une poêle grésilla.

    On réclama plus de braise.

    Quelqu’un toussa, un enfant rit — le monde se souvenait de lui-même.

    Hanoï respirait à nouveau, doucement éclairée de l’intérieur.

    Au soir, le fleuve prit cette lumière et la porta vers l’est — lente lueur à travers le limon et la mémoire.

    Le bruit de la cuisine s’effaça.

    Ne resta que le souffle de l’eau.

    Dans ce souffle,

    les siècles se tournaient encore une fois

    vers l’aube.

    · · ·

    Chapitre I — Le Bún Chả et le Mur

    La lumière s’élève dans la fumée ; la mémoire écoute à travers la pierre.

    — Vieux proverbe de la capitale

    Début d’été : les cigales râpaient dans les cimes des sấu, et les pétales rouges des phượng tombaient sur les ruelles de briques encore luisantes de pluie.

    À Phố Hàng Quạt, l’air portait déjà la chaleur : charbon, nước mắm, poussière mouillée.

    La venelle n’était guère plus large que deux épaules — trente mètres de souffle et de flamme.

    Avant que la foule n’arrive, la fumée avait déjà pris la rue.

    La graisse de porc grésillait sur les braises ; des étincelles bondissaient dans l’air épais.

    La femme au brasier bougeait avec la patience d’une prêtresse ; une autre éventait le feu en cadence.

    Sa règle était ancienne : ne jamais hâter. Laisser la viande boire la flamme.

    Elle écoutait plus qu’elle ne regardait : un sifflement humide pour le cru, un grésillement clair pour le juste, un souffle sourd pour le brûlé.

    Quand le jus prenait la couleur du thé jeune, elle tournait la broche et hochait la tête.

    Elle savait : le temps fait la différence entre un repas et un souvenir.

    La chaleur tremblait contre le mur jaune, tordant le contour du sanctuaire.

    Une poussière de charbon flottait comme des pétales noirs.

    Un ventilateur geignait à un balcon, son rythme perdu entre le souffle de la graisse et un klaxon lointain.

    Le garçon essuya la sueur de son poignet ; l’air lui colla à la peau — sucré, huileux, vivant.

    Des étudiants s’entassaient sur de petites chaises en plastique, un enchevêtrement de genoux et de rires débordant sur la ruelle.

    Devant eux, les bols apparurent : nước chấm ambré, aiguisé de vinaigre, filaments d’ail et de piment, rubans pâles de papaye y flottant.

    À côté, des paniers de vermicelles et d’herbes — menthe vive, périlla terreuse, basilic lumineux.

    Un pigeon jaillit du vieux toit en ngói âm dương, dispersant une mousse qui tomba doucement sur leurs cheveux.

    « Bố mày con chim ! » lança quelqu’un, moitié colère, moitié rire.

    L’ombre du banian trembla sur le mur, fantôme d’une peinture ancienne.

    Puis la rue expira — le grésillement du grill, le tintement de la louche — le rythme revint.

    Il sentit sa chaleur sur la joue, comme si la ville avait soufflé sur lui : douce, familière, vivante.

    La rue était une symphonie : klaxons stridents, ciseaux qui claquent, un vendeur de goyaves qui chante.

    La fumée se tressait à l’encens jusqu’à ce que le sacré et l’ordinaire deviennent un même souffle.

    Alors l’homme âgé parut — canne tapant, chemise blanche repassée malgré l’usure, yeux brillants de rire.

    Il dit : « Le charbon enseigne la patience. Le gaz, la hâte. Toutes les querelles de Hanoï parlent de cela : savoir quand tourner, et quand attendre. »

    Les rires répondirent, mais il continua : « Ce bún chả fumait déjà du temps des Mạc… Les petites dynasties laissent de petites traces. Pourtant, on les goûte encore. »

    Sa canne toucha le mur. « Il y a même une rue à son nom. Va la voir, un jour. »

    Puis il disparut, avalé par les scooters et la brume.

    Le garçon mangea plus lentement après cela. La grillade gagna en profondeur, le vinaigre en tranchant.

    La fumée s’élevait comme le souffle de quelque chose d’ancien, pointant ailleurs — un chemin à demi souvenu.

    Il quitta ses amis. Passa devant des pinceaux, des ciseaux de tailleur, la douceur verte du bánh cốm.

    Jusqu’à s’arrêter : un panneau bleu écaillé — Phố Mạc Đăng Dung.

    Des lettres simples, décolorées. À l’école, une note en bas de page : un pêcheur devenu empereur. Rien de plus.

    Et pourtant, là, son nom était cloué au-dessus des étals de fruits — oublié des livres, mais vivant dans la peinture.

    Il toucha le poteau ; la chaleur lui brûla la paume. Un pouls battait sous le métal.

    D’un peu plus loin monta le choc creux d’un attelage de train.

    Le son se tissa dans la chaleur de la ruelle comme une cloche lointaine.

    Une odeur de métal et de pierre mouillée s’éleva du trottoir, portant la saveur des orages encore tapis dans les os de la ville.

    Il se demanda quelles autres routes le vieux roi avait bâties — et quels chemins la ville avait tracés sur sa mémoire.

    Au tournant du siècle, les ingénieurs de l’Indochine française avaient planté une colonne d’acier à travers Hanoï — liant la ville au nord jusqu’à Lào Cai et au sud jusqu’à Sài Gòn.

    Conçue pour l’empire, non pour des rues où l’on vit.

    Sous ces rails dorment encore les pierres de la muraille orientale de l’ancienne Thăng Long —

    la citadelle qui gardait jadis la plaine du Fleuve Rouge, maintenant oubliée sous les traverses.

    Les habitants appellent ce passage étroit Phố Đường Tàu — la Rue du Train —

    où les trains respirent par les portes et où les tasses tremblent comme si le temps passait lui-même.

    Un bourdonnement monta sous ses semelles, trop profond pour n’être qu’un train.

    Il tourna dans une ruelle si étroite que la lumière devait se plier pour entrer.

    Des haut-parleurs crachotèrent un bulletin d’après-midi que personne n’écouta.

    L’air sentait le béton mouillé, la peau de jacquier et une douceur d’encens venu d’un autel invisible.

    Une femme rinçait des légumes dans une bassine ; l’eau éclaboussait la bordure et filait vers la grille comme de minuscules miroirs du Fleuve Rouge.

    Il passa devant un atelier de tailleur où une vieille radio chuchotait un air d’avant-guerre — des mots à demi noyés dans la statique, mais tendres comme un souvenir.

    Il avait arpenté ces ruelles depuis l’enfance et pourtant s’y perdait encore ;

    autrefois, il avait pleuré à ce carrefour jusqu’à ce que la voix de sa mère découpe la pluie pour le ramener.

    À présent, les murs semblaient se pencher, comme s’ils se souvenaient avec lui.

    L’air était lourd mais vivant ; chaque fenêtre bourdonnait d’un souffle.

    Le garçon attendait au-dessus, penché sur la rambarde.

    En bas, une cloche tinta — fine, métallique, un battement avant le tonnerre.

    Il se sentit observé.

    Près d’un mur brisé se tenait un étranger — ni jeune ni vieux — dans les vêtements simples du littoral.

    Une lanière rêche croisait sa poitrine ; la besace pendue à son flanc portait un motif discret de nœuds, mémoire de filets.

    Ils ne se regardèrent pas tout à fait. Le regard de l’homme semblait fixé à un doigt de côté du monde.

    Lentement, il plongea la main dans la besace, en tira un điếu cày de bambou, le frappa d’un coup contre le mur et aspira.

    La fumée s’éleva entre eux — lente, indifférente. Le souffle du garçon se coupa.

    Il aurait voulu que l’étranger hoche la tête, qu’il fasse un signe — n’importe lequel — pour rendre le moment humain.

    L’homme finit sa bouffée, tapota la cendre du bambou, remit la besace sur l’épaule.

    Quand la cloche sonna de nouveau, l’espace au pied du mur était vide.

    Il ne restait qu’un mince ruban de fumée, accroché à un clou brisé.

    Il regarda encore, espérant un mouvement — rien.

    Pourtant l’odeur de sel et de mousse persistait, impossible ici, parmi l’essence et l’eau de pluie.

    Sur le mur, la pointe du bambou rougeoyait encore, la braise mourant lentement.

    Il sut — non par raison, mais par certitude — que l’homme ne s’était pas évanoui, mais avait glissé dans une autre couche de la ville.

    La pensée le glaça. Il essuya ses paumes sur son jean, mais la sensation resta — cette conscience muette d’être vu par le temps lui-même.

    Un klaxon hurla. Le train rugit.

    Le fer brûlant passa, les fenêtres frôlant les balcons.

    Des visages à l’intérieur, absents ; dehors, des éclairs d’appareils photo.

    Nul pont, nul mot — seulement deux mondes se frôlant sans se toucher.

    Il serra la rampe ; son cœur battit avec le moteur.

    Le café trembla, les tabourets cliquetèrent.

    Les wagons tonnèrent — peinture qui s’écaille, fer qui tousse — ambition coloniale tirée à travers le cœur de la ville.

    Puis le silence — un vide sonore.

    Les touristes rirent, applaudirent, vérifièrent leurs images.

    Mais sa main resta sur la rampe, la poitrine lourde, comme si la ville venait de murmurer son nom.

    Le bourdonnement sous ses semelles s’épaissit, une basse venue d’en dessous ; un instant, il crut sentir non une machine, mais un temps qui approchait.

    Un moment, la ville retint son souffle.

    Une moto toussa au loin, puis se tut.

    La dernière chaleur du jour pesa, dense comme la mémoire.

    Quelque part, une femme souleva le couvercle d’une marmite ; l’odeur d’huile et de menthe jaillit — vive, puis perdue.

    Même les pigeons semblèrent attendre.

    La pause se rassembla autour de lui comme le silence avant une cloche.

    Il ne le savait pas encore, mais l’air avait déjà commencé à tourner.

    Le vent claqua. Les néons moururent. La lune s’effaça.

    Sous ses mains, la pierre était froide.

    Il leva la tête. La ville brûlait.

    Des toits s’effondraient, des tambours battaient, des flèches sifflaient.

    Des échelles frappaient le rempart où il était accroupi ; des hommes grimpaient, lames luisantes.

    Un cri : « À l’aide ! »

    D’abord, il ne comprit pas le bruit.

    Ce n’était pas seulement des cris ni des tambours : c’était tout — les bottes sur la pierre,

    le souffle des hommes tirant les échelles, le sifflement de l’huile et du brai,

    le craquement du bois qui cède.

    L’air lui-même battait d’effort.

    Des étincelles sautaient du fer à la peau.

    La fumée et la sueur se mêlaient jusqu’à ce qu’il ne sache plus ce qui brûlait.

    Chaque souffle lui râpait la gorge ; il goûtait le sel, la chaux, la cendre.

    Il faillit suffoquer dans la chaleur.

    En bas, les échelles heurtaient la muraille d’un rythme dissonant, une douzaine de volontés s’entrechoquant à la fois.

    Les crochets tintaient, lançant des gerbes qui dansaient dans le vent.

    Les défenseurs se penchaient, hurlaient, leurs silhouettes tordues par la flamme,

    repoussant les échelles avant que le troisième barreau n’atteigne le rebord.

    Un homme glissa ; un autre le rattrapa ; tous deux disparurent dans la lueur rouge.

    L’huile se répandit. Une torche la toucha. Le feu courut comme de l’eau.

    La chaleur roula vers le haut — soudaine, physique, vivante.

    Des flèches cousaient l’air en longues lignes invisibles.

    L’une se ficha dans la pierre à côté de sa main ; la hampe vibra, bourdonnant comme un insecte piégé.

    Il retira les doigts, s’attendant presque à les voir tranchés.

    L’odeur dominait le bruit — sueur, cendre, fer du sang,

    et le relent de corde brûlée.

    Le mur lui-même semblait respirer sous ses paumes, un tambour vivant de peur et de chaleur.

    Sous lui, un bouclier sonna sous un coup de bâton ; son rythme lui traversa les côtes

    jusqu’à ce que son propre cœur perde la mesure.

    Un homme grimpait, balafré, une main serrant une épée, l’autre cherchant prise entre les briques.

    Le garçon tendit le bras, agrippa son poignet, tira.

    La poigne était d’acier. Ses bras crièrent d’effort.

    À peine l’homme eut-il atteint le parapet qu’un autre soldat jaillit de la fumée, lame levée.

    L’étranger pivota — Tránh gió qua sườn, le vent passant la côte —

    puis, coude haut — Báo vồ mồi, le léopard saisissant sa proie.

    L’os craqua. Le cri se mua en souffle mouillé.

    Le feu éclata le long du mur.

    Dans cette clarté, son visage apparut — farouche, calme, empreint de commandement.

    Un instant, leurs regards se croisèrent.

    La reconnaissance le frappa comme la foudre.

    Mạc Đăng Dung.

    Le pêcheur devenu empereur.

    Il eut peine à respirer. Ce nom — jadis une ligne imprimée entre deux marges de manuel —

    se dressait à présent devant lui, ruisselant, haletant, combattant.

    Toutes les histoires se déployèrent : les filets, le trône, la reddition à Nam Quan.

    Et le voilà — vivant, le sel encore sur la peau, le feu dans les yeux.

    L’acier chanta de nouveau, fluide comme l’eau — forge japonaise redressée, équilibrée pour les échelles.

    Une main vietnamienne guidant le fer étranger.

    Il frappa — Hổ trảo phá hầu, la griffe du tigre à la gorge.

    Puis — Chỉ tâm huyệt, le point du cœur.

    Le silence tomba sur le rempart, seulement troublé par le lent égouttement du sang.

    Le garçon se figea, tremblant. Ses poumons refusaient l’air ; son cœur battait comme un tambour enfermé dans la pierre.

    La chaleur et la puanteur l’enveloppèrent — huile, cendre, fer de chair rompue.

    Il plaqua une main sur sa poitrine, certain que ses côtes allaient éclater.

    Mạc Đăng Dung se tourna vers lui.

    — Respire, dit-il.

    Sa voix était basse, égale. — Quand le souffle s’éteint, le danger cesse. Tant qu’il reste, la vie demeure.

    Le garçon tenta ; l’air lui râpa la gorge comme du sable.

    Le monde ondula — flammes, échelles, corps —

    puis une autre silhouette surgit de la fumée, lame jaillissant vers son visage.

    Il ne pensa pas ; il ne put. Son corps bougea d’abord.

    Quelque chose de plus ancien que le langage répondit.

    Son pied frappa, son bras s’abattit.

    Un cri — pas des mots, mais du son pur, panique, mémoire.

    Un craquement d’os.

    L’homme s’effondra à ses pieds, hurla une fois avant que le mur ne l’avale.

    Le silence frappa plus fort que le bruit.

    Le garçon baissa les yeux. Du sang brillait sur ses mains — ses mains — épais, sombre, tiède.

    La vue le désarma. Il ne pouvait croire que ces mains étaient les siennes.

    Il recula, l’épaule frottant la pierre.

    Son ventre se contracta ; la bile remonta, brûla, disparut.

    Un froid le traversa, né de l’intérieur.

    Il voulut parler, se réveiller, mais sa mâchoire se figea.

    Il frotta ses paumes à sa tunique ; le rouge s’étala, glissant, chaud.

    L’odeur de métal s’épaissit jusqu’à emplir toute sa bouche.

    Il se plia en deux, vomissant du vide.

    C’était la première mort qu’il voyait — la première qu’il causait.

    L’incrédulité le creusa ; la peur s’accrocha à lui comme une seconde peau.

    Il se prit la tête, murmurant non, non, non dans le tumulte,

    mais l’air l’engloutit.

    Il voulut fuir, retrouver la ruelle, l’odeur de vinaigre et d’herbes.

    Mais le mur le retenait.

    Le mort gisait à ses pieds, un peu de vapeur s’élevant encore là où la vie venait d’être.

    Mạc Đăng Dung s’avança, le regard plissé — non de colère, mais de cette curiosité grave

    de celui qui déchiffre un mot oublié.

    Au milieu du feu et des cris, un sourire effleura ses lèvres.

    La sueur et le sel lui couvraient la manche ; la flamme la fit luire comme du bronze martelé.

    — Toi, dit-il. Ce coup — qui te l’a appris ?

    — Mon… grand-père, balbutia le garçon. Il appelait cela Võ Hét.

    Le général hocha la tête, bref, clair.

    — Bien. Alors tu n’es pas ici par hasard.

    Le garçon chancela, haletant. Le sens tomba en lui comme la chaleur dans le métal.

    Puis il le sentit — un poids sur son épaule.

    Chaud. Humain sans équivoque. Doux, et fort comme le fer.

    Dans le tumulte, cette main contenait le silence — non l’ordre, mais le savoir.

    Un battement, son souffle se régla contre ce poids.

    La peur demeurait, mais son pouls retrouva un rythme plus ancien que la peur.

    Il leva les yeux.

    Dans ceux du général brûlait une lumière que le feu ne pouvait consumer — une miséricorde muette,

    un éclat qui disait :

    Je sais que tu n’es pas d’ici. Pourtant c’est peut-être ici que ton chemin a commencé.

    Un instant, la flamme s’y refléta, adoucie d’une tendresse trop brève pour avoir nom.

    La chaleur de la main demeura, même quand la bataille engloutit le son.

    Un souffle encore, et le vacarme se retira.

    Entre flamme et fumée, général et garçon partagèrent le même air immobile.

    Le mur trembla, mais aucun des deux ne bougea.

    Autour d’eux, la ville hurlait, et dans ce silence suspendu, le temps lui-même sembla retenir sa lame.

    Quand le son revint, il était minuscule — des pas, des motos, le raclement d’un tabouret.

    Il se tenait de nouveau au-dessus des rails, les vêtements secs, la ville intacte.

    Plus de fumée, plus de sang — seulement la vibration du midi.

    Pourtant, ses doigts gardaient une odeur de fer.

    Il les tourna dans la lumière ; rien ne les marquait, mais il ne pouvait chasser le poids.

    Un grondement naquit à l’extrémité de la voie — familier, moderne — le ronflement lent d’un autre train.

    Mais celui-ci venait des deux directions à la fois.

    Il se plaqua contre le mur ; la poussière de brique lui colla aux paumes.

    Les deux trains avançaient — miroirs face à miroirs — jusqu’à ce que l’air lui-même tremble.

    Dans l’un, des visages de passagers : immobiles, détachés, saisis en plein clignement.

    Dans l’autre, des visages de soldats : brûlés, bandés, étonnés d’exister encore.

    Entre eux, la chaleur et le givre se mêlaient ; le souffle devenait visible.

    Les vitres se remplirent d’un feu sans chaleur.

    Il vit le rempart brûler dans le verre — les échelles, les tambours, les hommes sans voix.

    Chaque fenêtre devenait un cadre de l’histoire respirant à travers le présent.

    Et de l’une d’elles, une main surgit — veinée, calleuse, forte — et saisit son poignet.

    Son pouls bondit.

    Sa peau s’illumina de points de lumière.

    Une seconde, il sentit l’odeur du sang et du jasmin ; l’air eut un goût de cuivre.

    Puis les deux trains se percutèrent sans bruit — la lumière dévorant la lumière — et disparurent,

    ne laissant que l’écho des roues et la senteur de cendre.

    Il haleta ; la pierre froide heurta son épaule.

    Il ouvrit les yeux sur un autre ciel.

    Le rempart était calme. Les feux s’étaient réduits en braises.

    Des soldats erraient, somnambules — certains cherchant les blessés,

    d’autres agenouillés auprès des morts.

    Un homme s’était adossé au mur, regardant ses mains comme s’il attendait qu’elles lui répondent.

    La fumée se fit brume d’argent.

    Le tissu de sa tunique lui collait à la peau, humide, imprégné d’odeurs de cendre, de mousse et de sang.

    Il se releva lentement, moitié dans le rêve, moitié dans la veille,

    et vit Mạc Đăng Dung à l’extrémité du mur —

    silhouette paisible, contemplant l’aube filtrer dans la brume.

    Un moment, le monde ne fut plus que souffle.

    Le garçon sentit son pouls revenir — lent, humain, indéniable.

    Plus bas, une cloche tinta, son de commencement déguisé en fin.

    Il ferma les yeux.

    Sous ses pieds, le bourdonnement s’approfondit, métal et mémoire se repliant l’un dans l’autre.

    Quand il les rouvrit, les trains avaient disparu,

    mais une faible odeur de vinaigre et de charbon flottait encore dans l’air.

    Il se tourna vers le banian qui ombrageait jadis le mur jaune.

    Son ombre était plus petite, mais vivante.

    Entre ses racines, une pousse verte se penchait vers la lumière, tremblante.

    La ville respira — comme si elle aussi se souvenait.

    Et, dans ce souffle, le temps se referma.

    · · ·

    Chapitre II — La Nuit des Miroirs

    Cloche sur l’eau, lumière sur laque, souffle dans la fumée.

    Ce qui se reflète apprend d’abord à écouter avant d’apprendre à voir.

    Plein été : les lotus s’ouvraient sur le Hồ Tây ;

    les cigales noyaient l’air ;

    les saules plongeaient leurs doigts verts dans la brume.

    Un instant, la chaleur elle-même sembla bourdonner —

    comme l’électricité d’un souvenir avant le réveil.

    Le lac brûlait comme du cuivre fondu.

    Des lanternes glissaient une à une

    jusqu’à ce que l’eau se pare d’un collier de soleils.

    Hors de la brume avançait la barge impériale —

    dragons mordant des perles de feu,

    bannières respirant au rythme lent du lac.

    Sous le parfum dormait la légère pourriture du lotus et du poisson :

    la beauté commençait déjà à se gâter.

    Au quai attendait Mạc Đăng Dung —

    jadis pêcheur, désormais bras d’un roi

    qui confondait plaisir et pouvoir.

    Son armure portait la suie de la poudre ;

    son silence pesait plus que le commandement.

    — « Tu dois être témoin, » dit-il.

    Le garçon hésita.

    L’obéissance était la sûreté ;

    la curiosité, le danger.

    Pourtant, la curiosité bougea la première.

    L’histoire glissa sous ses pieds nus

    lorsqu’il monta dans la barque.

    Un seul coup d’aviron —

    et le lac l’accepta.

    Plus ils approchaient, plus l’air s’épaississait —

    bois d’aloès, musc, riz fermenté,

    douceur virant vers la décomposition.

    Un tambour battait dans la brume ;

    un đàn đáy murmurait en dessous,

    comme le souffle d’une chose trop ancienne pour mourir.

    L’estomac du garçon se serra.

    Un instant, il aperçut un autre siècle —

    des tours de verre frémissant sous la pluie —

    puis la fumée referma la distance.

    La barge respirait la lumière.

    Les auvents incrustés de nacre flamboyaient ;

    des danseuses glissaient dans l’encens,

    si lisses qu’on les eût dites sculptées dans le souffle.

    Leur grâce l’épuisait.

    Rien de parfait ne pouvait rester vivant.

    Sur des coussins de soie violette reposait l’empereur.

    Des nuées d’or serpentaient sur sa robe ;

    son sourire avait la paix de celui

    qui a oublié le mot faim.

    Quand il leva sa coupe, la lumière obéit.

    La laque sous les pieds du garçon était fraîche,

    collante du vin renversé.

    Il garda les yeux baissés,

    mais les odeurs vinrent à lui :

    poivre chuchotant dans le miel,

    tamarin contre le bronze,

    parfum vert du riz dans la feuille de lotus.

    L’air miroitait de saveurs —

    peau de caille grillée jusqu’à la douceur,

    poisson glissant sous les feuilles,

    riz doré d’huile de gấc.

    Il but un vin rare du Champa —

    plus sombre que le rượu nếp,

    salé par les vents du commerce,

    bordé de cannelle et de fer.

    Il brûlait et apaisait à la fois,

    comme un souvenir.

    Une danseuse se pencha pour remplir sa coupe ;

    sa manche effleura son poignet —

    chaude, humaine, légèrement tremblante.

    Son pouls le trahit.

    La honte suivit, nette et pure,

    comme la lumière qui se ferme.

    La porcelaine se brisa.

    Le son tomba, pur comme une cloche,

    et mourut sans écho.

    Le sang de la servante éclaboussa la laque,

    rouge vif, comme un émail neuf refusant de sécher.

    L’empereur ne se retourna pas.

    Les tambours reprirent.

    La beauté s’épaissit

    jusqu’à rendre le souffle coupable.

    La rambarde sous sa paume suait de chaleur ;

    son propre battement s’y mêlait.

    Même les rois, pensa-t-il,

    sont prisonniers de leurs reflets.

    De l’autre côté du lac,

    le Pavillon aux Neuf Étages flamboyait —

    impitoyable, immaculé.

    Il imagina les dos qui avaient porté ses pierres,

    les poumons blanchis par la poussière,

    les yeux ternis jusqu’à la poudre.

    La douceur dans sa bouche tourna.

    Il avala le vide.

    — « Plus de lumière, » dit l’empereur.

    Les lanternes s’enflammèrent jusqu’à brûler la couleur.

    — « Plus de musique. »

    Les flûtes montèrent, terrorisées par le silence.

    Sur la rive, des paysans tiraient des pierres ;

    des soldats récitaient les listes d’impôts —

    chaque nom une plaie rouverte.

    La sueur brillait comme du vin sur leurs cous.

    — « C’est nous qui avons bâti ce toit, » murmura l’un.

    — « Ne lève pas les yeux, » répondit l’autre.

    Près de l’estrade, Mạc Đăng Dung

    observait la danse des scribes et des serviteurs.

    Sous les rires, il entendait battre le cœur de l’empire —

    redevances perdues à Thái Bình,

    moines murmurant un nom qui n’était pas Lê,

    rebelles se rassemblant dans les roseaux comme l’orage.

    Chaque toast achetait un nouveau silence avec la dette.

    Le vacarme de la soie et du rượu

    ne faisait qu’aiguiser le calme en lui —

    un calme façonné par la vigilance.

    Un crissement de métal coupa le tumulte —

    une odeur plus vive que le vin.

    Le Portugais murmura :

    — « Le tonnerre attend. »

    Des serviteurs roulèrent un canon de bronze,

    gueule de lion, poli jusqu’à avaler la flamme des torches.

    L’empereur sourit,

    les yeux brillants du danger des enfants.

    — « Montrez-leur le tonnerre. »

    La poudre fut tassée.

    La mèche s’alluma.

    Un sifflement.

    Puis le blanc.

    Le monde se fendit.

    Quand le son revint,

    il n’était plus qu’une cloche —

    chaleur, souffle, vertige.

    La fumée lui déchira la gorge.

    Des poussières d’or flottaient dans l’air

    comme des étoiles en chute.

    Une coupe roula à ses pieds.

    Un courtisan vomit ;

    l’empereur rit —

    haut, ravi, inhumain.

    La chaleur lui brûla le visage.

    Le pouvoir, comprit-il,

    n’était qu’un jouet fabriqué avec le tonnerre.

    Il chancela ; le pont vacilla dans son propre reflet.

    La musique revint,

    fragile, incertaine.

    Un papillon de nuit se jeta dans la flamme et disparut.

    Au-delà de la rambarde,

    les fournaises de la ville luisaient comme des yeux patients.

    Le lac reflétait tout, sauf la vérité.

    Une main se posa sur son épaule —

    poids, non chaleur.

    — « Pas encore, » dit le Général.

    — « Pas encore quoi ? »

    — « Pas encore la vérité. »

    L’empereur souleva une friandise sucrée ;

    elle se brisa de travers.

    De l’autre rive répondit le gong des impôts.

    Le garçon sentit le son entrer en lui —

    une fracture descendant dans ses os,

    la première entaille de la compréhension.

    Au loin, à travers la fumée qui s’éclaircissait,

    la cloche du temple Trấn Vũ sonna une fois —

    une note lente et pleine,

    repliant les siècles dans un seul souffle.

    L’histoire, plus tard, dirait les choses simplement :

    la vertu d’abord, puis la déchéance ;

    le peuple le nomma Roi-Démon.

    — Đại Việt Sử Ký Toàn Thư

    La fumée s’accrochait à l’eau ;

    le parfum tournait au métal.

    — « Continuez, » dit l’empereur — voix douce, absolue.

    Le garçon essuya sa nuque.

    Le chiffon du serviteur laissa une empreinte rouge.

    La beauté, pensa-t-il, exige des témoins, non de la pitié.

    — « Quand le pavillon sera achevé, » dit l’empereur,

    « son toit sera de miroirs. Le ciel nous servira. »

    — « Le Ciel sera honoré. »

    — « Le Ciel est lent. »

    Le visage du Général était une pierre qui se souvenait de l’eau.

    De la rive montaient des voix de paysans :

    — « La corvée a pris le reste. »

    — « Mieux vaut des poissons que des fils. »

    Leurs paroles n’atteignirent que le garçon.

    Les lanternes s’affaissèrent ; les rires se fendirent.

    La perfection s’effondra sous sa propre lueur.

    Puis le calme — torches mourantes, musc redevenu humain.

    — « Assez, » dit l’empereur.

    « Que la ville dorme. »

    Les tambours ralentirent jusqu’à un cœur hésitant.

    Le rythme manqua une mesure, en retrouva une autre.

    Les lanternes se replièrent ;

    les flammes se penchèrent vers le lac.

    Il s’appuya à la rambarde.

    Aucun reflet —

    seulement un résidu :

    vin, cendre, plumes, pétales.

    Un papillon de nuit passa, ailes ouvertes,

    brûlé mais encore beau.

    Il ne cherchait plus la beauté,

    seulement ce qui lui survivait.

    — « Viens, » dit le Général.

    « Nous avons terminé. »

    La barque glissa dans la brume.

    Les rames battaient doucement ;

    le lac répondait par de petits cercles.

    Sur la rive,

    les soldats rangeaient la poudre,

    mains noircies jusqu’aux poignets.

    L’un toussa ; un autre éternua,

    maudissant la fumée.

    Un ivrogne sortit d’une taverne,

    trébucha sur une amarre,

    rit un coup, vomit dans les roseaux.

    Le son — laid, réel —

    rompit le charme.

    Le lac sentait le poisson, l’huile

    et les fleurs de nuit écrasées.

    Il respira dedans ;

    la brûlure l’ancrait mieux qu’une prière.

    Derrière eux, la barge s’éteignait,

    son or tombant en cendre.

    Le Pavillon aux Neuf Étages se dressait —

    inachevé,

    le plâtre veiné là où la rosée l’avait mordu.

    Le dernier écho du tonnerre

    se fondit dans le rythme des marteaux frappant les écailles.

    Le matin de la ville répondit au feu de la nuit.

    La cendre se leva, troquant sa couleur contre la lumière.

    L’air sentait le métal qui refroidit,

    l’argile mouillée.

    L’aube entra dans le marché.

    Une femme ouvrit ses volets.

    Cannelle, anis, écorce séchée —

    le parfum du vivant.

    Elle alluma une mèche ; la flamme se stabilisa.

    Ses mains bougeaient sans l’ordre d’aucun roi.

    La vapeur monta du riz bouillant,

    odorante d’enveloppe et de fumée.

    Le garçon s’arrêta au tournant de la digue —

    et aperçut une silhouette tout près :

    António Dias, le Portugais de la barge.

    Son pourpoint avait disparu,

    manches roulées, cheveux humides de brume.

    Une quiétude tranquille l’habitait.

    Il observait la femme nouer un fagot de cannelle,

    compter des pièces,

    sourire brièvement à un client.

    Le marché murmurait autour d’elle —

    marchandages, poissons heurtant les planches,

    rire d’enfant au-dessus du grésillement de l’huile.

    Quelque chose dans sa lenteur le troubla.

    En Europe, pensa-t-il,

    une femme ainsi devrait porter le nom de son mari — ou sa tombe — pour commercer.

    Ici, l’aube elle-même était licence.

    Il détourna un peu le visage,

    comme honteux de sa pensée.

    Le garçon vit ses lèvres bouger,

    mais n’entendit pas les mots —

    seulement un éclat d’émerveillement,

    le regard d’un homme rencontrant une vérité

    pour laquelle il n’avait pas de prière.

    Alors António referma les mains,

    comme pour retenir l’instant,

    s’inclina légèrement vers l’étal,

    et s’enfonça dans la brume.

    Le garçon resta immobile.

    Autour de lui, la lumière s’épaississait

    de chaleur et de souffle.

    Il sentit la ville s’éveiller,

    non comme un bruit,

    mais comme une expiration —

    le lac se souvenant de lui-même.

    — « Les portes ont besoin de gardes, » dit le Général.

    Ils longèrent la digue.

    La rosée éclatait sous leurs pas.

    Un pêcheur, eau jusqu’aux genoux,

    lança son filet ;

    la corde siffla,

    sa voix fredonna comme une prière.

    Il rit quand le filet remonta vide.

    — « Même les fantômes laissent leurs sandales. »

    — « Ça sent la mort, » dit le garçon.

    — « C’est toujours le cas à l’aube, » répondit le Général.

    Les marteaux se mêlaient aux prières.

    Du temple montait l’encens ;

    de la route, le diesel.

    L’ancienne fumée et la nouvelle

    se rejoignirent dans un même souffle.

    Au loin, la circulation vibrait —

    un grondement se joignant aux tambours perdus d’un autre âge.

    Au-dessus, son propre siècle vacillait —

    panneaux lumineux, verre, échappement —

    mais le rythme demeurait.

    La lumière continuait de demander pardon,

    et l’eau, de pardonner.

    La dernière lanterne s’aplatit sur le lac

    comme un miroir aveugle.

    Une seule ampoule, au-dessus d’un étal, lui répondit —

    pâle, tremblante —

    la même eau,

    une seule peau tendue entre deux temps.

    Il cligna des yeux ;

    les siècles se superposèrent —

    le pavillon de l’empereur se reflétant

    dans des tours pas encore bâties.

    — « Plus de lumière, » avait dit l’empereur.

    La ville obéit.

    Un vent s’éleva de l’ouest,

    poussant des rides vers la rive de la pagode.

    Quelque part, la cloche de Trấn Vũ

    sonna de nouveau —

    grave, patiente —

    rappelant au lac qu’il respirait encore.

    La bicyclette émergea de la brume,

    dans un autre matin.

    La route suivait la courbe du lac,

    son eau d’un vert jeune de jade.

    Des libellules planaient au-dessus des roseaux ;

    la rosée perlait sur les rayons

    et refusait de tomber.

    Chaque tour de roue

    l’éloignait du tonnerre,

    le rapprochait du souffle.

    Devant lui, Chùa Kim Liên s’ouvrait sur sa péninsule étroite —

    trois arches de vermillon et d’or

    se reflétant dans l’eau immobile.

    De loin, le temple semblait flotter,

    lotus sculpté dans le bois et la lumière.

    Le lac le recevait dans un silence de reconnaissance :

    c’était l’opposé du pouvoir.

    Au printemps, la brume enveloppait les toits

    jusqu’à les tisser de souffle.

    Les fleurs d’abricot tremblaient le long du mur

    et coulaient sans bruit sur les tuiles mouillées.

    L’été pressait l’odeur du lotus contre la porte,

    épaissie

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