Adrien de Gerlache: Le pionnier de l'Antartique
Par Jozef Verlinden
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À propos de ce livre électronique
À PROPOS DE L'AUTEUR
Jozef Verlinden (1952) est un universitaire et scientifique belge, qui a travaillé de nombreuses années dans l’industrie chimique et pharmaceutique. Fasciné par les régions polaires et par l’explorateur polaire "Adrien de Gerlache", il a accompagné comme guide de nombreux voyages vers l’Antarctique, le Groenland et le Spitzberg.
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Avis sur Adrien de Gerlache
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Aperçu du livre
Adrien de Gerlache - Jozef Verlinden
Préface
Si la grandeur de notre petit pays vient aussi de sa modestie – une des grandes qualités d’Adrien de Gerlache – il convient de saluer avec respect et reconnaissance le formidable travail de recherche effectué par Jozef Verlinden depuis de nombreuses années à propos de notre aïeul.
Passionné depuis toujours par l’Antarctique, Jozef Verlinden a participé à de nombreux voyages dans le grand Sud en tant que spécialiste de l’histoire de l’exploration du continent et a abordé ce projet de biographie avec patience et détermination.
L’édition originale en néerlandais de cet ouvrage est très fouillée et fait l’objet désormais d’une édition légèrement condensée, grâce aux travaux d’Alban van der Straten pour la traduction et de Paul-Erik Mondron pour l’édition.
La Fondation Roi Baudouin a contribué généreusement à ce travail de mémoire d’un grand marin dont la vie appartient aux trois régions de notre pays et participe à son rayonnement international. La version en français de ce livre était donc une nécessité désormais devenue réalité.
Grâce à ce travail minutieux et très documenté, nous apprenons beaucoup sur Adrien de Gerlache et son époque. Ses relations privilégiées avec les autres grands explorateurs polaires, avec les puissants comme avec les plus faibles, sa volonté de « faire le bien et de bien le faire », comme il aimait le répéter.
Nous avons aussi découvert des faces plus fragiles d’Adrien – sa mélancolie, ses regrets, ses faiblesses, comme certains amours déçus. Tant de facettes d’un homme qu’une biographie sérieuse et complète ne peut ignorer et qui donnent à Adrien un visage plus humain que les portraits figés par les années.
Même si l’histoire a surtout retenu les grands noms qui l’ont suivi, Adrien de Gerlache fut bien le précurseur et le pionnier de cette époque héroïque de l’exploration de l’Antarctique. Ce fut le début de l’histoire des hommes sur ce continent, plus grand que l’Europe, qui jouit encore aujourd’hui, grâce à eux et à leurs successeurs, de ce statut unique d’un territoire dédié à la recherche scientifique et à la paix entre les nations.
Adrien avait bien la volonté de faire progresser la science et la découverte bien au-delà des intérêts particuliers, le travail de Jozef Verlinden a suivi cette trace.
Qu’il en soit remercié.
Bernard & Henri de Gerlache de Gomery
Bruxelles, août 2025
Introduction
La Belgique a vu le jour après la Révolution belge de 1830, lorsqu’elle s’est séparée du Royaume-Uni des Pays-Bas. Après l’indépendance, la jeune nation est devenue l’un des pionniers de la révolution industrielle, principalement grâce au développement de l’industrie lourde en Wallonie. Le patriotisme de l’époque s’illustre par la construction de nombreux bâtiments néoclassiques monumentaux.
En 1835, on y construit le premier chemin de fer sur le continent européen. Progressivement, le réseau ferroviaire se développe et les temps de trajet se réduisent. La machine à vapeur devient pleinement opérationnelle. En 1846, il existe déjà une liaison ferroviaire entre Bruxelles et Paris. En 1870, plus de trois mille kilomètres de voies ferrées sont en place. La fabrication de rails et de locomotives permet à l’industrie sidérurgique, alimentée par le charbon issu du sous-sol belge, de se développer. À la fin du XIXe siècle, la Belgique est la deuxième puissance industrielle mondiale.
La Belgique est un pays bilingue, les gens y parlent le français et le néerlandais (flamand). Au XIXe siècle et dans la première moitié du XXe siècle, le français est la langue du gouvernement, de l’armée, de la plupart des journaux, des transports publics, de la littérature scientifique et des classes supérieures. La couche supérieure de la population connait peu ou pas du tout le néerlandais.
Le pays dispose d’une industrie florissante, mais il souffre d’une lacune majeure : il ne dispose pas d’une flotte marchande digne de ce nom. Dans le port d’Anvers, les navires battant pavillon belge sont minoritaires parmi ceux battant d’autres pavillons. Par conséquent, pour l’achat et le transport de matières premières et de produits, il faut faire appel à des compagnies maritimes et à des marins étrangers.
Les universités belges comptent des scientifiques de renommée mondiale tels que Quetelet, Plateau, Renard, Van Beneden, Carnoy, Dumont et d’autres. À l’Université de Gand, le chimiste allemand Friedrich Kekulé découvre la structure en anneau du benzène, ce qui déclenche une évolution rapide de la chimie organique. À l’Université de Liège, Edouard Van Beneden découvre le fonctionnement précis des chromosomes et des gamètes.
Au XIXe siècle, les pays européens cartographient et colonisent les dernières parties méconnues des autres continents. On importe de nouveaux produits et de nouvelles matières premières, ce qui entraine une augmentation de la production industrielle.
Le Congo devient un État indépendant en 1885 sous le règne personnel du roi Léopold II. Le Roi devient ainsi propriétaire d’un territoire 76 fois plus grand que la Belgique et plus grand que l’Angleterre, la France, l’Allemagne, l’Espagne et l’Italie réunies. On y envoie alors de nombreuses expéditions de prospection. Bien que celles-ci ne découvrent pas encore les minéraux présents dans le sous-sol, l’exploitation du caoutchouc est déjà synonyme de richesse importante.
La découverte de nouvelles terres éveille la curiosité et la géographie suscite un nouvel intérêt. Des sociétés de géographie apparaissent à Paris (1823), Berlin (1828) et Londres (1831). On organise en 1871 à Anvers le premier congrès géographique international, qui connaît un grand succès. Il marque le début d’une série de congrès qui se poursuit encore aujourd’hui. À sa suite, on crée en 1876 des sociétés de géographie à Anvers et à Bruxelles.
Dans la seconde moitié du XIXe siècle, l’océanographie donne un nouvel élan aux sciences. L’application de la physique et des mathématiques permet de mieux comprendre le magnétisme de la Terre, dont la connaissance devient indispensable à la navigation.
À la fin du XIXe siècle, les deux régions polaires sont les derniers grands espaces vierges sur les cartes. Or, ce sont précisément ces régions polaires qui jouent un rôle important dans la connaissance du magnétisme, car c’est vers elles que pointent les aiguilles d’une boussole. Il n’est donc pas surprenant que les congrès géographiques internationaux appellent de plus en plus à l’exploration de ces régions.
Lors du sixième congrès géographique international qui a lieu à Londres en 1895, on adopte une résolution indiquant que la recherche géographique la plus importante à mener avant la fin du siècle est l’exploration des régions antarctiques.
À cette époque, Adrien de Gerlache a déjà commencé à préparer une expédition vers l’Antarctique. Malgré la prospérité de son pays, il doit faire preuve de beaucoup de persévérance pour surmonter toutes les oppositions à ses projets et réaliser son rêve. Il réussit finalement à convaincre le gouvernement et la population belges de soutenir son projet. Son objectif est de mener des recherches scientifiques en Antarctique et d’être le premier à atteindre le pôle Sud magnétique.
C’est à Adrien de Gerlache que l’on doit l’ouverture de l’ère héroïque de l’exploration de l’Antarctique. Il conçoit, organise et dirige la première expédition purement scientifique en Antarctique, qui se déroule en 1897-1899. Il n’atteint pas le pôle magnétique, mais son expédition est la première à hiverner en Antarctique, à l’intérieur du cercle antarctique. Son expédition est également unique en ce sens que, pour la première fois, les membres d’une équipe internationale de scientifiques travaillent ensemble en Antarctique, ce qui est inhabituel à l’époque et qui est aujourd’hui la tendance. Rarement une expédition en Antarctique produira une telle quantité de données scientifiques. Son équipe comprend au moins quatre autres personnes qui ont les capacités de diriger une expédition polaire ; deux d’entre elles deviendront célèbres dans le monde entier : Frederick Cook et Roald Amundsen. Cette expédition rend Gerlache célèbre dans son pays et à l’étranger.
Adrien de Gerlache est un marin dans un pays sans marine. Un marin moins intéressé par l’aventure qu’animé d’un grand désir d’action, d’un esprit scientifique et d’une ambition de découverte de l’inconnu. Et peut-être surtout, il veut rendre son pays plus célèbre.
Sa contribution à l’exploration de l’Antarctique est du même ordre que celle de Scott, Shackleton ou Amundsen, mais son nom n’a pas été immortalisé comme le furent les leurs. Alors qu’il existe des dizaines de biographies sur chacun de ces explorateurs polaires, très peu sont consacrées à Gerlache. Le Belge est certainement un membre sous-estimé du célèbre groupe d’explorateurs de l’époque héroïque des explorations antarctiques. Pourtant, sa contribution à l’exploration polaire est soulignée par plusieurs autorités polaires :
– Frederick Albert Cook (1900) : « Ma qualité d’Américain me permet de dire que l’œuvre accomplie par l’expédition antarctique belge servira de guide et d’appui aux futures explorations dans le Sud. »
– Robert Falcon Scott (1906) : « Après le long abandon des régions antarctiques, c’est la Belgique qui la première en a entrepris l’exploration. La Discovery n’a fait que suivre l’exemple de la Belgica. »
– Roald Amundsen (1912) : « L’exploration scientifique moderne de l’Antarctique était désormais lancée, et Gerlache avait gagné sa place pour toujours au premier rang des explorateurs de l’Antarctique. »
– Hugh Robert Mill (1934) : « Seuls quelques étudiants en exploration savent à quel point Gerlache a été un grand pionnier. »
– Jean-Baptiste Charcot (1935) : « Le pôle Sud fut conquis parce que Gerlache, le premier, osa affronter un hivernage antarctique. »
Gerlache a tenté à plusieurs reprises de poursuivre ses recherches en Antarctique avant la Première Guerre mondiale, mais il n’a pas réussi à mettre sur pied une deuxième expédition belge officielle. Il a également tenté d’être le premier à lancer un tourisme organisé en Antarctique, il a voulu introduire très tôt une chasse à la baleine moderne et il a envisagé d’établir une base scientifique en Antarctique.
Dans les dernières années de sa vie, il reprend ses projets. Il espère ramener la Belgique en Antarctique et veut établir une base belge dans le détroit de Gerlache, qui pourrait servir d’amarrage pour le navire-école belge et où les scientifiques belges pourraient mener des recherches.
Adrien de Gerlache est un pionnier polaire et s’il avait été davantage soutenu par son riche pays, il aurait accompli bien d’autres grandes choses.
Le nom de Gerlache et ses expéditions ont longtemps été oubliés. Lorsque l’on dresse la liste des plus grands explorateurs polaires, il est souvent omis. On peut se demander pourquoi. L’une des raisons possibles est que son expédition en Antarctique est une expédition scientifique et que de telles expéditions ne plaisent pas autant au grand public que les expéditions qui tentent de battre des records.
Cook a toujours écrit des articles très positifs sur l’expédition, la qualifiant de « succès complet ». Amundsen a également été positif au départ, mais a ensuite disséminé des informations très négatives et erronées sur l’expédition, ce qui l’a discréditée, ainsi que son chef. Gerlache a souffert de ce portrait négatif d’Amundsen, mais il ne l’a jamais rectifié.
Pour ce livre, nous avons examiné des archives qui n’ont pas été consultées depuis de nombreuses années. Elles contiennent une mine d’informations et montrent combien Gerlache s’est efforcé de faire jouer à son pays un rôle plus important dans les régions polaires. Pour un biographe, il est très heureux qu’Adrien de Gerlache ait écrit de nombreuses lettres de son vivant et qu’il ait conservé le brouillon de beaucoup d’entre elles. Il a également conservé de nombreuses lettres qu’il a reçues, notamment de Charcot et de Shackleton, de Peary, Cook, Amundsen, Bruce, von Drygalski, Nansen, Scott et d’autres explorateurs polaires célèbres de son époque, qu’il connait tous personnellement.
Adrien de Gerlache est bien plus qu’un marin et un explorateur polaire. Promoteur des sciences, écrivain de talent, organisateur d’expositions, commissaire et directeur de compagnies maritimes, diplomate, homme politique, patriote, amateur d’art, il devient directeur général de la marine belge. Issu d’une famille appartenant à la haute société, on l’a surnommé « l’aristocrate de la mer ».
Il existe quelques biographies d’Adrien de Gerlache en français et en néerlandais. Elles ne parlent que de ses expéditions et de certains projets, mais ne mentionnent pas ses activités liées au tourisme polaire, à la chasse à la baleine, ses projets de base en Antarctique, ses relations avec d’autres explorateurs polaires tels qu’Amundsen, Arctowski, Charcot, Lecointe, Nansen et Shackleton, son travail pendant la guerre, son intérêt pour l’art, ou son travail en tant que directeur de compagnies maritimes. Ce livre offre l’aperçu le plus complet de sa vie et de son œuvre.
Première partie
« Et puis… il y eut Jules Verne ! »
Genèse d’une vocation polaire
1
Origines et enfance
Adrien de Gerlache est issu d’une famille aristocratique d’origine liégeoise qui compte parmi ses membres des officiers, des hommes politiques (un gouverneur, un Premier ministre, des bourgmestres, des échevins), des industriels (propriétaires de forges et de hauts-fourneaux) et des religieux.
Le baron Étienne-Constantin de Gerlache (1785-1871) a longtemps été le personnage le plus célèbre de la famille. Membre de sa branche aînée, il est l’un des fondateurs du royaume de Belgique. En 1831, il devient le président du Congrès national et le premier Premier ministre du pays.
Adrien appartient à une branche cadette, les de Gerlache de Gomery, du nom de la localité près de Virton où elle possède un château. Dans la famille depuis 1726, celui-ci est aujourd’hui habité par Bernard de Gerlache de Gomery, petit-fils d’Adrien. Adrien n’a jamais habité le château lui-même, mais il y a séjourné à plusieurs reprises.
Avant Adrien, la famille de Gerlache ne compte aucun marin¹. Toutefois, son grand-père, Bernard-Adrien, a vécu des aventures lointaines qui ont influencé sa vocation. Il doit aussi à ce grand-père, que ses proches appellent Adrien, son prénom.
Bernard-Adrien est né à Neufchâteau en 1792. En 1811, à l’âge de dix-neuf ans, il se porte volontaire pour servir dans l’armée française et prend part aux guerres napoléoniennes². Il combat en Prusse en 1812 et en Silésie et en Saxe en 1813. Promu sergent-major en 1813, il est capturé et incarcéré à Hanau d’octobre 1813 à mai 1814.
Lorsque les Pays-Bas méridionaux sont intégrés au royaume uni des Pays-Bas en 1815, il entre à leur service et devient sous-lieutenant dans le 1er régiment d’infanterie belge. Il démissionne en 1817 mais reprend du service cinq ans plus tard. Fin 1824, il est transféré dans l’armée royale des Indes néerlandaises pour participer à la guerre de Java.
Après une traversée de cinq mois, Bernard-Adrien arrive à Batavia le 15 janvier 1826. Durant près de deux ans, il participe aux combats contre les rebelles jusqu’à ce que³ :
Image1Bernard-Adrien de Gerlache (1759-1859), le grand-père d’Adrien, à qui il doit son prénom. Ses récits d’aventures inspirent le jeune Adrien.
« Le 29 novembre 1827, à Krapyak, dans le district de Jogjakarta, il est blessé par l’ennemi d’une balle de tromblon, qui lui écrase complètement le mollet et le tibia gauches, de sorte qu’il a été mis dans l’impossibilité d’accomplir plus longtemps un service actif. »
Après s’être quelque peu rétabli, Bernard-Adrien embarque le 19 août 1828 à Batavia à bord de la frégate Abel Tasman pour être rapatrié. Toutefois, ce voyage-là aussi sera mouvementé⁴ :
« [Le] 21 septembre, […] à la hauteur du Natal, sur la côte africaine, la foudre frappa le grand mât [du Abel Tasman], qui fut complètement brisé, ce qui obligea le capitaine à faire escale au cap de Bonne-Espérance. »
Pour Bernard-Adrien de Gerlache, les trois semaines d’escale imprévue au cap sont une excellente occasion d’explorer la région avant de reprendre la mer pour rentrer au pays, où il est nommé lieutenant.
Après l’indépendance du royaume de Belgique, Bernard-Adrien reprend du service dans l’armée. En 1831, il est nommé capitaine et il est affecté au 7e régiment de ligne à Namur jusqu’à sa retraite en 1834.
Le 14 mai 1829, Bernard-Adrien avait épousé Philippine Gilot (Frasnes 1807-Sint-Niklaas 1871). Pendant leur séjour à Namur, Philippine donne naissance à deux enfants : Théophile-Adrien-Auguste (1832-1901), dit Auguste, et Charles-Victor (1833-1894). L’aîné est le père d’Adrien. En 1833, la famille déménage à Genappe. Mais le couple se délite et, en janvier 1847, Philippine quitte le foyer pour s’installer à Ixelles. En novembre 1847, Bernard-Adrien quitte lui aussi Genappe pour s’installer à Bruxelles avec ses deux enfants.
Bernard-Adrien reçoit des lettres de noblesse du royaume en 1856 et meurt à Saint-Gilles le 16 février 1859.
Adrien de Gerlache n’a jamais connu son grand-père, mais les nombreux récits de ses voyages aventureux l’ont beaucoup impressionné.
Par ailleurs, dans sa jeunesse, il est un lecteur invétéré de Jules Verne, qui utilise de nouvelles techniques pour faire voyager les héros de ses romans d’aventures dans des univers inconnus tels que le fond des océans, l’intérieur de la terre, la lune, ainsi que les régions polaires.
Lorsqu’on lui demande plus tard l’origine de sa vocation, il répond⁵ :
« Peut-être un peu par atavisme. Mon grand-père, qui était militaire, vécut l’épopée napoléonienne ; puis au service de la Hollande, il alla à Java, à Célèbes, et le récit de ses voyages occupa souvent les soirées du cercle de famille. Je grandis avec l’espoir de partir à mon tour, au loin, de faire de longues randonnées à la voile… Et puis… il y eut Jules Verne ! »
Le père d’Adrien, Auguste, nait le 15 octobre 1832 à Namur et grandit à Genappe puis à Bruxelles⁶. Il a quatorze ans à l’époque de la séparation de ses parents qui a dû le toucher durement, lui et son frère.
Comme son père, Auguste de Gerlache souhaite faire une carrière militaire. En 1849, il s’engage donc dans l’armée belge⁷. En 1853, il obtient le grade de sous-lieutenant et il est affecté au 2e régiment de carabiniers, où il est promu lieutenant en 1857. À partir de juin 1859, il travaille au ministère de la Guerre à Bruxelles. Trois ans plus tard, en 1862, il est nommé aide de camp au siège de l’état-major général de la province du Limbourg, situé à Hasselt.
Entre-temps, il a rencontré Emma-Thérèse Biscops (1842-1940), originaire d’Anvers. Ils se marient à Anvers le 29 juin 1863 et le 15 octobre 1863, ils s’installent à Hasselt au 45 Kuringersteenweg. Un premier enfant, Adrien, qui n’a vécu que quatre mois, nait ici en 1865. Auguste de Gerlache obtient un permis de construire une villa sur le boulevard (aujourd’hui Avenue Guffens), à côté du Collège Saint-Joseph. C’est là que naissent l’explorateur polaire Adrien (1866-1934), son frère Gaston (1867-1915) et sa sœur Louise (1870-1923).
En 1864, Auguste est promu capitaine et adjoint au 3e régiment de chasseurs à pied. Pendant son service, il se blesse grièvement lors d’une chute de cheval. Il ne peut plus marcher pendant longtemps et souffre de douleurs lorsqu’il monte à cheval. Il demande alors un travail exigeant moins d’efforts physiques et obtient de retourner au ministère de la Guerre à Bruxelles, où il s’installe avec sa famille en 1871. Auguste de Gerlache est encore promu major (1876) et lieutenant-colonel (1881). Il prend sa retraite en septembre 1881 et décède en 1901.
Contrairement à son grand-père voyageur, le père d’Adrien de Gerlache n’a aucune affinité avec la mer. Il s’oppose, sa vie durant, à la vocation maritime de son fils. À ce propos, celui-ci déclarera plus tard⁸ :
« Comment m’est venue la vocation de marin et d’explorateur ? Ce sont des choses qu’on porte en soi. Aussi loin que je remonte dans le passé, je retrouve cette attirance pour la mer et ses horizons les plus lointains. Mon père me destinait à l’état militaire. Il était officier, mon grand-père l’avait été. Il était dans l’ordre que je le devienne à mon tour. Ainsi, pensait-il. »
La mère d’Adrien, Emma Thérèse Biscops, naît à Anvers le 15 octobre 1842. Elle est la fille de Petrus Biscops (1806-1850) et de Joanna De Maertelaere (1813-1864). Après leur mariage en 1835, ses parents s’installent dans la Kerkhofstraat (rue du Cimetière) à Anvers, près de la Groenplaats (place Verte). Petrus est pâtissier et travaille dans une bonne boulangerie. Emma est la plus jeune de quatre enfants ; elle a une sœur (Adèle, °1836) et deux frères, dont l’aîné meurt très jeune (Edmond, 1837-1839 et Victor °1840)⁹. La santé du père d’Emma est fragile. Son travail de boulanger est trop dur pour lui et il doit le quitter. En mai 1845, la famille emménage dans un appartement de la Kuipersstraat (rue des Tonneliers), à mi-chemin entre le Steen et l’hôtel de ville d’Anvers. Petrus et sa femme lancent une entreprise de commerce de gros, Biscops-De Maertelaere, qui stocke et distribue des marchandises, utilisant un entrepôt situé au Eiermarkt (marché aux Œufs). Petrus est répertorié comme « marchand ». Il décède le 28 août 1850 à Gand, à l’âge de quarante-huit ans. Emma a un peu moins de huit ans.
Image2Le collège Saint-Joseph de Hasselt vers 1890.
À gauche, la villa de Gerlache, démolie en 1970.
Quelques années plus tôt, en juillet 1845, un jeune homme de vingt et un ans, originaire de Braine-le-Château, est venu louer une chambre dans leur appartement. Il est inscrit au registre de la population comme « commis aux impôts directs » et s’appelle Hippolyte de Gerlache (1825-1902). Il semble qu’il soit entré dans les bonnes grâces de sa logeuse devenue veuve puisque, le 5 août 1851, l’écuyer Hippolyte de Gerlache épouse Joanna De Maertelaere, de onze ans son aînée. Il devient ainsi le beau-père d’Emma. Après le mariage, la famille s’installe dans la rue Veke. Le couple poursuit et développe l’entreprise lancée par Petrus, qui prend le nom de Gerlache-De Maertelaere. Ils deviennent distributeurs pour la Belgique de plusieurs produits importants, dont les extraits de viande Liebig. Cette entreprise reste longtemps aux mains de la famille et garde son nom jusqu’au XXe siècle.
Image3Adrien de Gerlache vers quatre ans.
La sœur d’Emma se marie en 1860 et son frère en 1862. Ils quittent tous deux la maison et continuent à vivre à Anvers. Emma vit seule avec sa mère et son beau-père. Elle assiste souvent aux fêtes de la famille de Gerlache. C’est ainsi qu’elle fait la connaissance de son futur mari, qui est un cousin de son beau-père. Moins d’un an après le mariage d’Emma avec Auguste de Gerlache, le 1er mai 1864, sa mère Joanna décède. Son beau-père se remarie un an plus tard avec Félicie Jottrand (1819-1898).
Pendant la préparation de son expédition polaire, Adrien de Gerlache séjourne souvent à Anvers. Il rend souvent visite à son grand-père Hippolyte, qui suit de près la préparation de l’expédition et permet à Adrien d’utiliser une partie de son entrepôt pour stocker et tester divers matériaux. Grâce à lui encore, Liebig fait don de nombreux produits à l’expédition. En Antarctique, Adrien donnera à un cap le nom de son bon-papa (cap Hippolyte) et à un autre le nom de sa bonne-maman (cap Félicie).
Adrien de Gerlache nait le 2 août 1866 à son domicile, dans la « villa de Gerlache » à Hasselt. Comme son père, il est né avec le titre d’écuyer. Le cercle dans lequel évoluait la famille Gerlache comprenait de nombreux aristocrates, officiers supérieurs, industriels, prêtres et hommes politiques.
Adrien passe ses premières années à Hasselt. La langue des Gerlache est le français. Le père Gerlache est wallon, la mère est flamande bilingue. Comme 99 % des Belges de l’époque, la famille est catholique.
Adrien de Gerlache a moins de cinq ans lorsque la famille s’installe à Bruxelles. Il y fait ses études à l’Institut Oger-Laurent, au centre-ville, tout comme son frère Gaston. La famille conserve encore les bulletins d’Adrien des années scolaires 1872/1873 à 1881. Adrien est un excellent élève, presque toujours premier ou deuxième de sa classe, rarement troisième ou quatrième.
Enfant, Adrien a une grande passion : le modélisme de bateaux. Sa sœur Louise rapporte à ce sujet¹⁰ :
« Je me souviens d’un charmant bateau dont la construction proportionnée suivant toutes les règles de l’art, lui coûta tout un hiver d’efforts. Nous avions installé un chantier dans un pavillon au fond du jardin, mon autre frère et moi nous y étions tolérés et admis à y travailler en qualité de manœuvre. Quand le navire fut presque achevé, il fallut procéder à l’opération délicate de la mâture et de la voilure. Ce fut notre mère qui ourla les voiles et sa patience maternelle y fut mise à une rude épreuve. Surtout qu’on ne s’imagine pas qu’il s’agissait d’une imitation plus ou moins exacte, d’un vulgaire jouet. Non, c’était une miniature de navire, mais enfin un vrai navire. Aussi nos cœurs battirent-ils d’un réel orgueil le jour du lancement sur l’Ourthe, lorsque nous vîmes filer bien droit, toutes les voiles dehors et gonflées par la brise.
Malheureusement le Cambrier, c’est le nom que mon frère lui avait donné, se prit trop au sérieux ; un beau jour, avec l’insouciance audacieuse des tout petits qui croient le monde fait à leur taille, il s’engagea dans un courant rapide et fut entrainé vers un barrage. Ce fut un désastre, notre beau voilier s’y perdit corps et biens.
Le pavillon était ouvert à tous vents, à certains jours plus froids, les opérations navales étaient transportées au grenier. On y établit à l’aide des cordes et de poulies une espèce de plancher qui figurait le pont d’un navire et dont les oscillations assez inquiétantes pouvaient donner l’illusion du roulis et du tangage. C’est là que sur les ordres du jeune capitaine Adrien, l’équipage représenté par les deux cadets, faisait la manœuvre. »
C’est peut-être aller trop loin que de voir dans ces expériences les prémices d’une véritable vocation.
2
« Il aimait la mer invinciblement »
En 1882, à l’âge de seize ans, il est temps pour Adrien de se préparer à sa future profession. Contrairement à son arrière-grand-père, à son grand-père, à son père et à son frère, il ne veut pas faire carrière dans l’armée, mais rêve d’une carrière dans la marine.
Toutefois, à l’époque, la carrière de marin n’est pas tenue en haute estime. Il y a alors deux écoles nautiques belges, à Ostende et à Anvers, où des garçons désireux de faire carrière en mer peuvent acquérir des connaissances en mathématiques, en astronomie, en sciences nautiques théoriques et pratiques, en droit maritime et en langue anglaise. Les marins peuvent passer les examens de sous-lieutenant, de premier lieutenant ou de capitaine au long cours, auxquels on accède respectivement après deux, quatre et six ans de navigation. Mais l’enseignement maritime en Belgique n’a pas bonne réputation.
Tout d’abord, il n’y a pas assez de salles de classe, peu d’enseignants compétents et un matériel pédagogique très limité. La Belgique, contrairement aux pays voisins, ne dispose pas d’un navire-école pour les cours pratiques. Les marins belges qui veulent devenir officiers doivent donc faire leur apprentissage sur des navires étrangers. Cette situation change quelque peu en 1886, lorsque le navire Ville d’Anvers est mis en service pour permettre aux aspirants officiers d’acquérir une expérience pratique.
Ensuite, il n’y a pas d’exigences en matière de connaissances pour être admis à l’école maritime. Il suffit de savoir lire et écrire. Par conséquent, il s’y trouvent des élèves instruits parmi d’autres non instruits.
Une autre raison pour laquelle la carrière de marin n’est pas populaire dans le pays est que la Belgique a négligé les activités maritimes depuis sa création. En 1830, la flotte marchande belge compte 112 navires ; en 1890, 66 navires marchands battent pavillon belge ; et en 1898, il n’y en a plus que 57. Et ce, alors qu’Anvers est l’un des plus grands ports du monde, avec un commerce très actif. Il faut y chercher les quelques navires belges parmi les nombreux navires étrangers.
En raison d’une formation insuffisante, les diplômes de lieutenant ou de capitaine au long cours obtenus dans les écoles nautiques belges ne sont même pas acceptés dans les pays voisins. Les armateurs belges louent donc des navires étrangers, avec des capitaines étrangers, principalement néerlandais, allemands et britanniques. Et s’ils possèdent eux-mêmes des navires, ils engagent des capitaines étrangers.
Considérant cela, il n’est pas surprenant qu’Auguste de Gerlache ait voulu éviter à son fils de faire un mauvais choix de carrière. Père et fils passent alors un accord. Sur l’insistance d’Auguste, Adrien s’inscrit en octobre 1882 à l’École polytechnique de l’Université libre de Bruxelles (ULB) pour y suivre une formation d’ingénieur civil. En contrepartie, nous rapporte sa sœur Louise¹¹, « comme il était obsédé depuis longtemps par l’idée de se faire marin, il avait demandé et obtenu de pouvoir profiter de ses vacances universitaires pour naviguer ». C’est ainsi qu’après avoir terminé avec succès sa première année à l’université, Adrien s’embarque à l’été 1883 comme mousse sur le Waesland, l’un des grands paquebots de la compagnie maritime belge Red Star Line, et navigue vers New York¹². Des premiers écrits d’Adrien de Gerlache, on peut déjà déduire ses principaux traits de caractère. Il est calme, modeste, souple, courageux, déterminé, méticuleux, appliqué, bienveillant, discipliné, tranquille, courtois et bien élevé. Ces trois derniers traits ne sont pas typiques des marins. Par conséquent, il est victime de brimades ou de taquineries qui, soit dit en passant, sont le lot de la plupart des marins débutants. Dans les notes de sa sœur Louise, nous lisons à quel point les autres marins le traitent avec cruauté et brutalité et à quel point les conditions de vie sur le navire sont dures¹³ :
« Il y subit le sort des novices, sort qui n’est guère enviable. On lui avait assigné pour la nuit la chambre des voiles où il dormait sur des amas de cordages et de toiles d’où on le projetait parfois violement pendant son sommeil lorsqu’un brusque changement de temps exigeait des modifications dans la voilure. Il mangea la viande salée et les durs biscuits de mer, si durs qu’il fallait les plonger longtemps dans l’eau pour pouvoir y mordre. Surtout il subit les brusqueries et parfois même les mauvais traitements de ces brutes imbéciles que sont souvent les matelots. Lorsqu’en octobre il rentra pour reprendre ses études universitaires, ses pieds tuméfiés et écorchés avaient peine à supporter des chaussures, ses mains étaient déformées et couvertes de cloches par les travaux du bord. »
Ses lettres à son père sont néanmoins modérées, sans doute pour le rassurer et pouvoir continuer à naviguer. Dans une lettre de New York datée du 26 juillet 1883, il s’en tient à une brève description du déroulement du voyage, de l’équipage et des passagers à bord. L’un de ces passagers est un architecte belge très engagé dans le renouvellement de l’art. Il s’agit de Victor Horta, devenu célèbre par la suite. Gerlache écrit¹⁴ : « Monsieur Horta, avec qui j’ai eu un court entretien ce matin avant son départ du bord, m’a donné rendez-vous pour dimanche à son hôtel ; nous visiterons la ville ensemble. » On pourrait penser que Gerlache se serait laisser décourager par ces expériences, mais il n’en est rien. À l’aube du printemps, il annonce qu’il veut à nouveau servir comme mousse sur les navires de la Red Star Line. Pendant les vacances d’été suivantes, après avoir passé sa deuxième année d’études, il embarque sur le Rhynland du 26 juillet au 28 août 1884 à destination de New York. De retour à Anvers, il embarque sur le Switzerland et effectue un voyage à Philadelphie, du 3 septembre au 10 octobre 1884¹⁵. Après ces expériences, il sait plus que jamais qu’il veut devenir marin. Lorsqu’il apprend, au cours de sa troisième année d’université, que le gouvernement belge va créer un nouveau département pour les aspirants officiers sur les navires de l’État belge, il veut en faire partie. En dépit de la résistance paternelle, il est l’un des premiers à s’inscrire. Louise de Gerlache raconte cet épisode¹⁶ :
« Bien qu’il ne connût alors que les pires amertumes d’une carrière toujours dure et périlleuse il souhaita de plus en plus de s’y engager car il aimait la mer invinciblement. Sitôt qu’il rentrait au pays il avait la nostalgie ; persistant par devoir et par obéissance il poursuivait en conscience ses études d’ingénieur ; bientôt sa santé s’altéra sérieusement, il tomba dans une grande mélancolie, ses yeux prirent ce regard particulier aux marins et aux voyageurs, ce regard voilé et insondable qui même lorsqu’il se plante droit dans vos yeux, semble contempler beaucoup plus loin d’infini espaces. Devant ce dépérissement il n’y avait plus d’hésitations possibles, s’opposer à une vocation aussi formellement affirmée, fut devenu cruel, le Père le comprit et céda, sans doute il n’eut pas à s’en repentir. Le moment d’ailleurs était favorable, l’État créait à cette époque une école pratique de navigation à bord de l’aviso garde-côtes Ville d’Anvers. »
S’il abandonne ses études universitaires en troisième année pour se consacrer résolument au métier de marin, le temps que Gerlache a passé à l’université ne fut pas perdu. Au contraire, il y reçut une solide formation en mathématiques, en physique et en mécanique ainsi qu’en chimie et en sciences de la Terre, qui lui sera utile lors de ses expéditions. Bien qu’il n’ait pas obtenu de diplôme scientifique, Gerlache s’intéressera toute sa vie à la recherche scientifique et deviendra un grand serviteur des sciences. Cet engagement sera d’ailleurs reconnu par un doctorat honoris causa de l’UCL en 1902.
En quittant l’ULB, il reçoit une attestation datée du 22 octobre 1885, signée de huit professeurs de l’École polytechnique, certifiant¹⁷ qu’il a suivi avec la plus grande assiduité les cours de la 1re et de la 2e année d’études, et qu’ils n’ont eu « qu’à se louer du travail et de la conduite de cet élève, recommandable à tous égards. »
En 1885, Gerlache commence une formation de navigateur à l’école de navigation d’Ostende. Comme de nombreux marins belges travaillent sous la direction de capitaines anglais, il suit à l’école cette année-là et les années suivantes des cours intensifs d’anglais.
Après une courte formation à terre, il entame une formation pratique en mer en janvier 1886. Il travaille pendant plus de vingt mois comme aspirant officier sur les navires Ville d’Anvers et Ville d’Ostende de la garde côtière belge. La fonction de ces navires est principalement de contrôler le respect de la Convention des pêches en mer du Nord, qui y réglemente la pêche en dehors des eaux territoriales. Ces voyages, au départ d’Ostende, vont souvent jusqu’en Grande-Bretagne, en Norvège, en Islande et aux îles Féroé¹⁸. Ils sont agréables et amusants pour Gerlache. Ses camarades sont, comme lui, des garçons bien éduqués. La plupart d’entre eux viennent de l’école militaire ou de l’université. Il fête son vingt-et-unième anniversaire à bord de la Ville d’Ostende.
Image4Adrien de Gerlache à seize ans, mousse à bord des paquebots de la Red Star Line.
Image5L’équipage du Ville d’Ostende, le 25 août 1886 à Granton, en Écosse.
C’est à l’occasion de ces voyages qu’il découvre la Norvège, pays dans lequel il passera plus tard de nombreuses années et qu’il considérera comme sa seconde patrie. Sa première impression est immédiatement positive. Dans une lettre de Christiansand du 30 mai 1887, il écrit à son père que la veille, en compagnie d’un collègue, il a fait une longue promenade aux abords de la ville¹⁹ :
« Nous avons été à plusieurs lieues de la ville et cela sans rencontrer une auberge. À huit heures du soir, exténués nous avons demandé à manger dans une maison habitée par de petits fermiers. […] Nous avons eu à discrétion du lait frais, de la crème, des œufs, du cramique, du café, sucre, fromage, etc. et on nous n’a demandé que 70 centimes (50 ore) pour nous deux. Nous sommes retournés à Christiansand en voiture […]. Le pays est splendide ici ; il présente avec plus de variété et de sauvagerie, le caractère de nos Ardennes, mais le voisinage de la mer y ajoute un charme tout particulier. Le climat est ici excellent. »
Avant de devenir officier de marine, Gerlache souhaite acquérir une expérience de voile en haute mer. Il s’enrôle à Anvers fin octobre 1887 comme mousse sur le trois-mâts barque anglais Craigie Burn pour un voyage vers San Francisco, avec une cargaison de fer. L’équipage est international et Adrien de Gerlache est le seul Belge à bord. Il est logé à l’avant du navire, dans une petite cabine de 1,80 × 1,65 mètres, qu’il a « bien arrangée et qu’il tient aussi propre que possible ».
Une violente tempête en Mer du Nord fait reculer le navire à trois reprises en vue des côtes anglaises. Cette tempête est le signe avant-coureur d’un voyage difficile. Non seulement le premier lieutenant est « une vraie brute » qui « crie toujours et sans raison », mais à l’approche du cap Horn, le navire subit de graves avaries et est contraint de se dérouter sur Montevideo, en Uruguay. Dans une longue lettre écrite le 8 avril 1888 de Montevideo à sa famille, Adrien raconte brièvement cet épisode :
« Nous avons passé la ligne (équateur) le 20 janvier. Le 2 février nous avons eu de gros coups de vent et le 5 février de graves avaries dans la mature. Ces avaries ont depuis été réparées tant bien que mal avec les ressources du bord ! Depuis le 26 février nous avons été assaillis par une série de gros temps et le 10 mars par un coup de vent, alors qu’après avoir été repoussés à 2 reprises par les vents contraires, nous n’étions plus qu’à une petite distance du cap Horn, les vergues de misaine et de petit hunier se sont brisées comme du verre. Cela a déterminé le Capitaine à mettre le navire vent arrière et à faire route sur Montevideo pour réparer les avaries. »
Loin de le décourager, ce voyage aventureux l’enthousiasme. Bien que son imperméable et ses bottes ne soient « absolument plus mettables » et qu’au cours de la dernière tempête, il a « dû courir sur le pont pieds nus », Gerlache se porte « fort bien » et ne manque pas de décrire en long et en large les belles choses qu’il observe en chemin, comme s’il participait à une croisière touristique :
« Nous avons vu en mer des couchers de soleil tout à fait féeriques et valant les plus beaux paysages terrestres. En fait de terre, nous avons aperçu un coin de la Terre de Feu et nous avons été pendant 4 à 5 jours en vue de Staten Island, une jolie ile montagneuse près du cap Horn. En fait d’animaux, nous avons vu des poissons volants, des marsouins en quantité, toutes sortes d’oiseaux de mers entre autres beaucoup d’albatros, des cachalots, une tortue de près d’un mètre cinquante de longueur, des pingouins, etc. »
À Montevideo, le navire mouille à bonne distance du port pour prévenir les désertions de marins craignant un nouveau passage du cap Horn. Cependant, le Craigie Burn est dans un tel état qu’il ne reçoit pas l’autorisation de reprendre la mer. On décide de vendre le navire et sa cargaison. Pendant les interminables quatre mois et demi que dure le mouillage, Gerlache envisage un voyage à pied de 1200 km le long du Río de la Plata jusqu’au Paraguay, mais il est retenu à bord et n’a l’occasion que de faire quelques excursions à Montevideo et à Buenos Aires.
Dans certaines lettres, Auguste de Gerlache exprime des opinions négatives sur son fils qui, selon lui, fait preuve de trop peu d’ambition. Il voudrait lui trouver un poste au Service d’hydrographie. Dans une lettre de Bruxelles datée du 7 juin 1888, il écrit²⁰ :
« Je trouve, mon cher Adrien, qu’il serait absurde de continuer à naviguer comme simple matelot alors que tu te trouves dans des conditions à pouvoir prendre un brevet d’officier. […] Voilà que tu vas avoir vingt-deux ans, il serait temps que tu aies une position un peu plus élevée que celle de matelot. D’ailleurs il est mauvais de rester trop longtemps dans les positions subalternes : l’intelligence s’y atrophie et l’on perd tout esprit d’initiative ; or dans votre métier plus que dans toute autre, l’initiative est nécessaire, aussi que l’esprit d’autorité. À bord de l’aviso tu passais pour manquer un peu d’autorité, il est donc utile que tu prennes le plus tôt possible l’habitude du commandement et de la responsabilité. […] Je serais désolé, mon cher Adrien, de te voir continuer plus longtemps le métier de matelot. »
Adrien tente de donner le change à son père. Concernant le Service d’hydrographie, il explique avoir consulté Horta, qui lui a conseillé de faire encore plusieurs grands voyages avant d’aller directement à l’École d’hydrographie de Paris²¹. Mais surtout, il s’évertue à le rassurer :
« Encore une fois, cher Père, soit entièrement rassuré de mon avenir. Quant à moi, malgré toutes les épreuves par lesquelles j’ai passé, je n’ai pas de crainte à ce sujet. Si je ne puis pas parvenir à l’hydrographie, je pourrai faire peut-être quelque chose de mieux. »
Il ressort de la correspondance d’Adrien avec son père que ce dernier ne s’est jamais réconcilié avec la carrière maritime de son fils. Jusqu’à sa mort en avril 1901, Auguste de Gerlache insistera pour qu’il reprenne ses études d’ingénieur et cherche un emploi stable à terre après son expédition pionnière en Antarctique, Adrien devra encore se justifier :
« Tu as tort de te préoccuper si fort de mon avenir ; je suis en meilleur posture et avec des horizons d’avenir plus vastes que si j’étais ingénieur dans une usine. »
Pour rentrer d’Uruguay, Gerlache s’embarque sur la barque norvégienne President de Stavanger, avec laquelle il avait navigué jusqu’à Cardiff en tant que matelot²². La traversée commence bien, mais le reste du voyage est, encore une fois, difficile. Une pénurie de nourriture s’installe. Le café est remplacé par une infusion de pois grillés et on mange du biscuit à chaque repas. Le 7 novembre 1888, le navire atteint Cardiff.
Ce voyage transatlantique aller-retour à la voile aura duré plus d’un an et est une dure expérience d’apprentissage pour le futur explorateur. Adrien de Gerlache écrira plus tard sur sa vocation et ses premiers voyages en mer²³ :
« Pour ma part, je fus attiré, de bonne heure, vers cette carrière par une vocation irrésistible, rebelle à tout raisonnement et fortifiée, du reste, de l’espoir qui semblait légitime à cette époque, de voir mon pays dépouiller enfin sa funeste indifférence à l’égard des entreprises maritimes. Joignant quelque persévérance à mon penchant naturel, je ne me laissai pas rebuter par les dures épreuves du début ; les désillusions n’eurent pas beaucoup de prise sur moi et malgré tout, je restai confiant dans l’avenir. »
De retour en Belgique à la mi-novembre 1888, il commence ses études en vue d’un examen à l’école de navigation. En décembre 1888, il passe l’examen de « sous-lieutenant au long cours », qu’il réussit brillamment en même temps que ses collègues Jules Haegheman et Alphonse Bultinck, que l’on retrouvera plus loin.
Même dans ses jeunes années, le marin Gerlache se distingue. Le sénateur Gaston de Buisseret de Blarenghien est chargé de la Marine de l’État au Sénat. Il est un ardent défenseur de la revalorisation de la marine belge et s’adresse au Sénat le 26 mars 1888. Dans son discours, il rapporte²⁴ :
« Le goût de la marine est inné chez beaucoup de nos jeunes gens. Je pourrais invoquer de nombreux exemples. Je me contenterai de citer le cas d’un jeune homme qui porte un nom connu, M. Adrien de Gerlache, aspirant de 1re classe à bord de l’aviso. Il a fait toutes les croisières à voiles et à vapeur et a suivi les cours de l’école polytechnique pendant deux ans. Il lui manquait deux mois de naviguer pour pouvoir se présenter l’été dernier à l’examen de lieutenant au long cours. Ce jeune homme a posé l’acte énergique et courageux de s’embarquer, en qualité de simple matelot, à bord d’un navire anglais à voiles à destination de San Francisco. Il lui faut une année pour l’aller et retour : un an de service comme simple matelot ! Voilà les jeunes gens belges. Voilà la future pépinière de nos officiers de marine. »
Du 28 mars au 28 mai 1889, Adrien effectue un voyage en Méditerranée et en mer Noire en tant que quatrième officier sur le cargo belge Ferdinand Van Der Taelen de la firme anversoise J.P. Best & Co. De 1889 à 1890 il travaille sur les navires Veendam, Leerdam et P. Caland de la Holland America Line avec lesquels il effectue deux voyages à New York et un à Buenos Aires.
Le voyage avec le Leerdam prend une tournure périlleuse lorsque, au large du Cap-Vert, la cale à charbon prend feu. Adrien doit emmener une partie des émigrants qui se trouvaient à bord sur l’île de Saint-Vincent. Une fois l’incendie éteint et la fumée dissipée, tout est nettoyé, le charbon est rechargé, puis les passagers sont remontés à bord. Ils sont restés à Saint-Vincent pendant plus d’une semaine.
Le 1er février 1890, quelques jours avant son retour au pays, Adrien de Gerlache est nommé lieutenant à l’essai dans la Marine d’État belge. La même année, le 1er octobre, il est définitivement nommé lieutenant.
L’Administration de la marine lui propose un poste d’officier sur les ferries de la ligne Ostende-Douvres. C’est donc à ce titre qu’il est inscrit au registre maritime du 20 février 1890 au 12 juin 1894. Ce service lui assure une position stable. Comme son travail est à Ostende, il s’installe dans cette ville. Naturellement, des personnages célèbres naviguent souvent sur cette ligne. Par exemple, le 26 mars 1890, il rencontre le roi Léopold II sur le Princesse Joséphine. Dans une lettre à son père, Gerlache raconte la scène²⁵ :
« Mercredi dernier nous avions à bord le Roi se rendant à Londres. Au commencement de la traversée il s’est tenu sur la passerelle et il m’a causé pendant un bon quart d’heure. Il est d’une affabilité remarquable. Il s’est informé des voyages que j’ai faits et m’a demandé si j’avais été à Batavia. Il s’est informé aussi de ma famille, me demandant si j’étais parent du gouverneur et du Père jésuite. Il m’a dit que mon métier et très dur, qu’il faut beaucoup de courage pour l’entreprendre et qu’aussi quand un jeune homme comme moi entrait dans cette carrière il lui portait un intérêt tout particulier. Comme il me demandait si je me plaisais au Service de l’État, je lui ai répondu : ‘Beaucoup Sire, seulement, comme navigation c’est assez monotone, mais c’est tout ce que nous avons chez nous et nous n’avons pas à choisir’ ; il m’a alors dit : ‘Oui, pour le moment.’ »
Un mois plus tard, le 26 avril 1890, Gerlache rencontre l’explorateur Henri Morton Stanley²⁶. En juin 1894, il fait également la connaissance du prince Albert.
Le 9 juillet 1892, il passe à l’école de navigation d’Ostende l’examen de premier lieutenant, qu’il réussit. Un arrêté ministériel du 26 juillet 1892 lui accorde le brevet de premier lieutenant de long cours.
En été, Le 7 août 1893, sa sœur Louise se marie à Etterbeek avec l’avocat gantois Maurice Fredericq. Adrien de Gerlache est l’un des témoins. Le nouveau couple s’installe à Gand. Un fils, Robert Fredericq (Bob), y nait le 16 avril 1894. Adrien vient régulièrement à Gand pour y rendre visite à sa sœur.
En 1893, il envisage un temps d’entrer au service de l’étranger. Il rêve depuis longtemps de voyager en Extrême-Orient et entreprend quelques tentatives pour voyager et travailler dans ces pays. Il approche notamment Gustave Rolin-Jacquemyns, conseiller du roi Rama V de Thaïlande, pour participer à la réforme de la marine de ce pays et pose sa candidature aux postes de vice-consul à Yokohama et à Shanghai, sans succès.
Après un nouvel examen à l’école de navigation d’Ostende, il obtient par arrêté ministériel du 22 août 1894 le diplôme de capitaine au long cours.
3
L’appel de l’Antarctique
La navigation monotone à bord des navires de la marine d’État belge ne satisfait guère Gerlache, qui a le goût des voyages d’aventure lointains. Il cherche de nouveaux horizons.
Or, dans les journaux du début de l’année 1890, il prend connaissance des plans d’une expédition suédo-australienne en Antarctique. Elle doit être dirigée par Adolf Erik Nordenskjöld, connu pour son expédition de 1878, au cours de laquelle il est le premier à traverser, à bord du Vega, le passage du Nord-Est. Selon Nordenskjöld, cette expédition en Antarctique est faisable pour 10 000 livres (alors environ 250 000 francs). L’Australie, le pays le plus intéressé car le plus proche, est prêt à payer 5 000 livres à condition que la mère patrie anglaise fasse de même. Mais le gouvernement britannique refuse. Par conséquent, Nordenskjöld doit chercher d’autres sponsors.
Après avoir suivi l’évolution de l’affaire pendant un certain temps, Adrien décide de contacter le Suédois. Il racontera plus tard²⁷ :
« Les régions polaires avaient de bonne heure exercé leur fascination sur mon âme de voyageur, que les pays tropicaux tentaient moins. En 1891 – j’avais vingt-cinq ans – ayant appris que Nordenskjöld, l’illustre explorateur arctique, projetait une nouvelle expédition, dirigée cette fois vers l’Antarctide, mais ne disposait pas de ressources suffisantes, je lui écrivis pour lui demander de servir à son bord et lui proposer de faire une tentative pour réunir en Belgique la somme qui lui manquait. »
Il ne reçoit pas de réponse à sa lettre. En fait, l’expédition n’aura jamais lieu. Cependant, la désillusion qui en découle laisse peu à peu place à une nouvelle idée : celle de monter lui-même une expédition en Antarctique. Il se souviendra²⁸ :
« Cependant une idée d’abord vague était née, puis s’était précisée dans mon esprit : pourquoi n’entreprendrais-je pas moi-même, de ma propre initiative, un voyage de découvertes dans la zone antarctique, si peu connue ? »
Sans en parler à personne, Adrien de Gerlache passe les années suivantes à développer son idée d’expédition en Antarctique. Il consacre tout son temps libre à recueillir des informations sur l’Antarctique, à étudier les récits de voyage et les expériences des anciens explorateurs polaires, à réfléchir aux ressources nécessaires à l’organisation d’un voyage polaire et à la manière d’y parvenir, à des institutions et des individus qui pourraient l’aider.
En 1891, il fait
