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Les garçons d'Elisa
Les garçons d'Elisa
Les garçons d'Elisa
Livre électronique312 pages

Les garçons d'Elisa

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À propos de ce livre électronique

Troisième finaliste du prix du roman Ramon Llull en 2004.

Résumé : Elisa est une professeure qui possède un talent incontestable et une vocation à l'enseignement. La trentenaire rejette les prétendants, bien qu'elle ressente une attirance particulière pour les adolescents. Elle a le contrôle sur sa vie, mais un après-midi elle croise un garçon de treize ans qui connait une situation familiale alarmante et qui, un jour, part à cinq kilomètres de chez lui sous prétexte de récupérer ses gants.

Dans un lieu où l'hiver engloutit le printemps et où la société devient calculatrice et égoïste, la voix narrative du jeune homme se souvient d'un moment crucial qui le marquera à vie. Quelqu'un qui n'a que deux choses en tête : la première, ne pas finir comme ses parents, et la seconde, apprendre à connaître Elisa.

"Elisa est un personnage qui se distingue des clichés. Núria Añó dépeint une anti-héroïne sans tomber dans le manichéisme et montre son côté le plus tendre comme le plus sordide. Un roman difficile, exigeant pour le lecteur, qui plaira aux amateurs de récits psychologiques" -La Mañana

"Ce roman en contient plusieurs autres : chaque personnage peut être considéré comme une île jusqu'à former une somme d'êtres qui se fréquentent. [...] Ce n'est pas une œuvre moralisatrice, c'est un traité sur le comportement des Hommes. Un artefact verbal où toutes les opinions ont leur place" -Letralia

LangueFrançais
ÉditeurBadPress
Date de sortie9 août 2023
ISBN9781667461205
Les garçons d'Elisa
Auteur

Núria Añó

Núria Añó (1973) is a Catalan/Spanish novelist and biographer. Her first novel "Els nens de l’Elisa" was third among the finalists for the 24th Ramon Llull Prize and was published in 2006. "L’escriptora morta" [The Dead Writer, 2020], in 2008; "Núvols baixos" [Lowering Clouds, 2020], in 2009, and "La mirada del fill", in 2012. Her most recent work "El salón de los artistas exiliados en California" [The Salon of Exiled Artists in California] (2020) is a biography of screenwriter Salka Viertel, a Jewish salonnière and well-known in Hollywood in the thirties as a specialist on Greta Garbo scripts.Some of her novels, short stories and articles are translated into Spanish, French, English, Italian, German, Polish, Chinese, Latvian, Portuguese, Dutch, Greek and Arabic.Añó’s writing focus on the characters’ psychology, most of them antiheroes. The characters in her books are the most important due to an introspection, a reflection, not sentimental, but feminine. Her novels cover a multitude of topics, treat actual and socially relevant problems such as injustices or poor communication between people. Frequently, the core of her stories remains unexplained. Añó asks the reader to discover the deeper meaning and to become involved in the events presented.Literary Prizes/ Awards:2023. Awarded at International Writers’ and Translators’ House in Latvia.2020. Awarded at International Writing Program in China.2019. Awarded at International Writers’ and Translators’ House in Latvia.2018. Fourth prize of the 5th Shanghai Get-together Writing Contest.2018. Selected for a literary residence in Krakow UNESCO City of Literature, Poland.2017. Awarded at the International Writers’ and Translators’ Center of Rhodes in Greece.2017. Awarded at the Baltic Centre for Writers and Translators in Sweden.2016. Awarded at the Shanghai Writing Program, hosted by the Shanghai Writer’s Association.2016. Awarded by the Culture Association Nuoren Voiman Liitto to be a resident at Villa Sarkia in Finland.2004. Third among the finalists for the 24th Ramon Llull Prize for Catalan Literature.1997. Finalist for the 8th Mercè Rodoreda Prize for Short Stories.1996. Awarded the 18th Joan Fuster Prize for Fiction.

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    Aperçu du livre

    Les garçons d'Elisa - Núria Añó

    Les garçons d’Elisa

    Núria Añó

    Traduit par Maëlle Fontaine

    Les garçons d’Elisa

    Écrit Par Núria Añó

    Copyright © 2023 Núria Añó

    Titre original Els nens de l’Elisa © 2006

    www.nuriaanyo.com

    Tous droits réservés

    Distribué par Babelcube, Inc.

    www.babelcube.com

    Traduit par Maëlle Fontaine

    Dessin de couverture © 2023 Núria Añó. Photo Gisela Merkuur. Dessins Gordon Johnson

    Babelcube Books et Babelcube sont des marques déposées de Babelcube Inc.

    Table des matières

    Title Page

    Copyright

    Les garçons d'Elisa

    Première Partie

    Seconde Partie

    Sur l’auteure

    Du même auteur

    L'écrivaine morte

    Nuages bas

    Le regard du fils

    Le salon des artistes exilés en Californie

    Les garçons d’Elisa

    Núria Añó

    PREMIÈRE PARTIE

    Savais-tu que Matthew avait un style particulier lorsqu’il patinait ? C’était un patineur-né, de ces créatures qui suscitent l’intérêt depuis n’importe quelle partie du lac. Il se surpassait sur la patinoire, même si ce choix n’était pas facile puisque sa mère ne fermait presque jamais le bar. Matthew patinait en solitaire, mais sa mère l’avait emmené en voiture aux derniers tournois. Il vomissait souvent, tous les six kilomètres. Sachant que la ville la plus proche se trouvait à trente-six kilomètres, n’importe quel adversaire aurait remarqué que Matthew arrivait déshydraté. Il était né pour gagner. En revanche, les vomissements le poursuivaient. Pourtant son nom résonnait à chaque frontière, du nord au sud et de l’est à l’ouest. En partie parce que quelqu’un avait mentionné sa dernière victoire dans un journal de province. Une note relativement courte que sa mère avait agrandie de cinq cents pour cent. Partout où elle trouvait un coin, elle en accrochait une photocopie : ce pouvait être sur un arbre, dans un établissement, et bien sûr à l’école. Là, elle en avait laissé trois dans des endroits bien en vue afin que nous soyons tous au courant. Enfin, elle avait pris une autre copie et l’avait mise dans un cadre qu’elle avait accroché à l’endroit le plus visible du bar : sous les bouteilles d’alcool. Et il y était resté pendant au moins cinq ans. La mère s’attendait à ce que son fils soit mentionné plus souvent, de même que le journaliste s’attendait à ce qu’on lui témoigne plus d’affection. Car l’homme venait un jour par semaine, puis deux, puis un jour sur deux, jusqu’à ce que soudain la propriétaire le reçoive dans son bar tous les jours. En fait, au moment où ça allait bien, tout commença à se dérégler. Même si Matthew avait obtenu cette mention, qu’il gagnait grâce à l’augmentation du nombre de photocopies. Non seulement cela, mais Matthew ne vomit pas non plus durant le dernier trajet. Son métabolisme changeait au rythme de ses patins : ses pieds grandissaient, il changeait de patins. Le journaliste, au contraire, ne faisait qu’user les roues de sa voiture. Cela dit, dès qu’il arrivait au bar, on lui offrait une boisson gratuite ainsi qu’un ou deux regards, gratuits eux aussi. Alors, lorsque l’affaire fut à moitié réglée et qu’il était sur le point de gravir le dernier niveau avant d’atteindre le sommet, un vent violent se mit à souffler. Ce dernier le faisait descendre, et il ne faisait rien d’autre que descendre et terminer sa boisson, descendre et compter les pièces qu’il sortait de ses poches, descendre et payer. Soudain, il n’avait plus rien, même s’il était toujours debout. Pas plus que lorsque la propriétaire évoqua qu’il l’avait surprise au cours d’une période difficile, et que si une autre fois… et si plus tard… alors peut-être, quoique, je ne sais pas. Et que ce n’était pas un oui, ce n’était pas un oui. Elle voulait le meilleur pour son fils, elle vivait pour son fils, et Matthew vivait grâce à sa mère. Elle aussi se mettait en quatre pour lui, à tel point qu’il n’y avait pas d’autre homme dans leur vie. Et que ce n’était pas lui, c’était la situation actuelle avec son fils. Quoiqu’il en soit, s’il attendait que le fils soit adulte, qui sait ? Pour ce qui était du moment présent, la décision était prise. À quoi bon donner de faux espoirs à quelqu’un si le fils avait dit non ? Son cœur s’emballait quand elle le regardait, il pompait fort et son sang affluait vers les pommettes. Mais ce n’était pas le plus important. La femme gardait ce sentiment pour elle. Elle secoua même la tête en disant : « Je te l’ai dit, je ne sais pas pourquoi tu es si surpris. » En effet, l’homme avait compris la première fois. Moi, je le compris avec le temps. Toutefois, c’était elle qui ne comprenait rien. Depuis quelques mois, elle avait un homme qui, dès qu’il entrait ou sortait du bar, enlevait et remettait ses lunettes de soleil, selon le cas. Ce jour-là cependant, la mère de Matthew attendit, au cas où le journaliste s’en irait à tout jamais. Puis elle surveilla la porte, au cas où il reviendrait. Mais il se camoufla dans sa voiture et fila. Contrairement à elle, qui parcourait sans se presser la rangée de tables vides, une mèche de cheveux lui tombant sur le front. Quand sa vision se rétrécit, elle me repéra à l’autre bout du bar et me demanda : « Enfin, et toi, quand est-ce que tu es entré ? » Même si je ne répondis rien de plus que : « Qui, moi ? » Elle sourit et fit : « La vie et ses perpétuelles prises de tête… C’est comme ça ! » Elle me demanda ensuite si j’avais de l’argent sur moi et si je prenais comme d’habitude. Néanmoins, étant donné que je n’avais pas d’argent, elle déclara qu’elle ne pouvait me faire crédit que de deux bouteilles de vin, même si elle savait que j’étais mineur et aussi que j’étais un Conrad. Depuis quelques mois, elle me demandait si j’avais un sac, et je lui signalais que non. Ensuite, elle prenait une bouteille sur l’étagère du bas et il y avait un moment au cours duquel je regardais ses nichons d’où perlait une perle de sueur en été, que je léchai même une fois dans mes rêves. Plus tard, avec l’arrivée du journaliste, sa peau commença à se couvrir, à cause de l’hiver naturellement, et elle cessa de m’intéresser. Or la femme cherchait toujours un sac, et lorsqu’elle en trouva un elle y glissa une nouvelle photocopie jaune vif que la boisson froide ramollit immédiatement. Mme Godard posa les deux mains sur le bar en me disant : « Pas un mot à qui que ce soit de ce qui s’est passé ici tout à l’heure, compris ? » Et alors que j’étais sur le point de répondre, alors que pour la première fois le ton de sa voix me faisait me sentir important, Matthew entra à ce moment-là. Le célèbre Matthew, ou quel que soit son nom.

    Il attira mon attention à partir de cette semaine-là, en partie en raison des photocopies et en partie parce qu’en classe on nous avait conseillé d’être présents et ponctuels à la compétition d’un jeune espoir qui étudiait à notre école. J’étais en retard ce jour-là, mais je me frayai tout de même un chemin dans la foule. J’appris que ce Matthew était une année au-dessus de moi et qu’il était admiré des filles de ma classe. Eh bien, il était inhabituel pour un Conrad d’être assis au premier rang. Par ailleurs, il devait être écrit que j’allais rencontrer Matthew Godard. Et même si ce n’était pas écrit, j’allais rencontrer ce personnage saugrenu qui était tombé trois fois en peu de temps. Et une fois encore, il se levait avec grâce sous les applaudissements soulagés des jeunes spectateurs. Soudain, quelques adeptes vacillèrent et il mit fin à sa performance. La chanson jouait toujours sur le lecteur de musique que tenait Mme Godard, de sorte que Matthew adressa quelques saluts mécaniques au public puis s’éloigna sans attendre dans son habit bleu ciel qui illuminait l’endroit tout entier. Par moments, la main raide de sa mère s’abaissait et son doigt trouvait le bouton avec lequel on pouvait arrêter une telle fête gâchée. « Mais où vas-tu ? » l’interpella-t-elle sans attendre de réponse. Puis Mme Godard rassembla ses affaires, et quelques minutes plus tard elle fit de nouveau pivoter l’écriteau qui disait « ouvert ».

    Le printemps ne se fit pas attendre, ni l’été. Chaque saison avait son moment de gloire. La chaleur, l’absence de vent, les heures d’ensoleillement, les premières feuilles jaunies… tout répondait à un ordre rigoureux. Je m’asseyais parfois sur l’étroit escalier de ma maison et attendais que quelqu’un vienne me sauver de ce monde de sourds. J’attendais généralement là, ou bien j’empruntais un chemin désert qui longeait le lac.

    L’eau était froide lorsque je m’accroupis sur l’herbe sauvage. Il y avait tellement de calme que lorsque le reflet de Matthew apparut en flottant sur l’eau, je frémis. À quelques mètres de moi, il se débarrassa de son sac-à-dos, le jeta par terre et s’éloigna. Je me retournai sans vraiment savoir où Matthew allait. Je l’attendis. Pendant un bon moment, je fus le gardien de son cartable. Mais il ne revint pas.

    Lorsque je pénétrai dans le bar, Mme Godard dit : « Ils devraient tous les enfermer. J’ai eu le vieux comme voisin quand sa femme l’a fichu à la porte. Il vivait dans un garage plus étroit que ce bar, lui et son chien pouvaient à peine y entrer. Mais les fêtes qu’il organisait, c’était incroyable. » Le sujet n’avait pas d’importance, pas plus que le sac à dos du fils que j’abandonnai sur le bar. Dès que Mme Godard m’aperçut, elle sortit un carnet et recopia les dettes accumulées par les Conrad au cours des dernières semaines.

    Quand les premiers froids arrivèrent à la fin de l’automne, Matthew ne venait plus au lac, même s’il se laissait voir sous l’abri de l’école. Pendant plusieurs semaines, j’attendis qu’il sorte du gymnase ou du cours de révision. Il restait parfois discuter avec un camarade sans s’apercevoir de ma présence. Il ne savait rien de moi et n’avait pas la moindre idée que je le suivais, mais un jour il le découvrit. Je restais dans l’attente quand il s’approcha de moi. Je ne répondis pas à sa première question : « Pourquoi est-ce que tu me suis ? » et il reprit : « Tu vas me le dire ou quoi ? » Le vert de son iris s’éclaircit immédiatement, à l’instar d’une petite cicatrice qu’il avait au sourcil gauche. Je m’écriai : « Matthew, tu m’apprends à patiner ? » Soudain, une mèche de cheveux blonds lui tomba sur le visage alors qu’il me repoussait de la main. Je m’éloignai de lui, mais il se rapprocha. Sa main se referma et il commença à serrer le poing. Pourtant, ce froussard de Matthew ne savait pas frapper. Je ne savais pas non plus comment me défendre. Cela le perturbait en partie car son apparence changea lorsqu’il me tendit ma veste, la serra et se tint à quelques centimètres de moi. Le fruit de Mme Godard commença à s’intéresser à la lutte libre. La victoire est assurée quand il n’y a pas d’adversaire, et mes pieds firent un bond en arrière. Je levai les bras juste avant que mon corps ne se plie et tombai par terre. J’entendis alors : « Achète-toi une paire de patins, et je ferai ce que je peux. » Je levai la tête et répondis : « Non merci. » Il continua : « Ah, tu n’es plus intéressé ? Alors va te faire foutre. » Et il se volatilisa. Je perçus ensuite le bruit d’une voiture qui freinait. Je jetai un œil à ma veste. Elle pesait lourd et était pleine de boue. Mon corps essaya de se lever, mais il réagit en toussant. Une fois agenouillé, je remarquai les chaussures sombres qui s’approchaient. Mais ma toux s’intensifiait. Mes yeux se remplissaient d’eau, larmoyants sous l’ombre d’une gabardine gris clair. Puis je crachai sur le sol et un filet de sang jaillit.

    Lesdites chaussures s’arrêtèrent à deux pas de moi. Elles étaient mates et noires, même s’il y avait quelque chose de brillant sur les côtés. Soudain, elles s’attachèrent ensemble de façon asymétrique, les pointes sur le côté, et les semelles, si tranquilles, commencèrent à se tacher de boue. De même, le bord inférieur de la gabardine s’agita. Cela n’arriva qu’une seule fois, pendant qu’elle fouillait dans la poche intérieure, ou quelques instants après, lorsqu’elle dépliait adroitement des mouchoirs en papier qu’elle passait sur le coin de ma bouche sans même demander. Elle m’aida ensuite à me relever. Elle le fit avec force, comme si elle était pressée. Je fis trois ou quatre pas à ses côtés. Mais elle s’arrêta et plaça sa main au niveau du front pour éviter le soleil qui l’aveuglait. Ne voyant rien d’autre que des maisons peintes de couleurs pâles, elle me demanda : « C’était lui ? » Je rétorquai : « Qui ? » Elle déclara naturellement : « Celui qui nous observe depuis le trottoir. » « Alors », reprit-elle avec impatience, « c’était lui, oui ou non ? »

    Elle croisa les bras et attendit ma réponse. Je l’attendais aussi, mais elle ne vint pas. Non loin, Matthew descendit sur la chaussée et traversa la rue. Puis elle me regarda avec insistance, même si ses yeux perdirent l’équilibre lorsque son talon s’enfonça dans la boue, si bien qu’elle recula précipitamment. Elle rejoignit sa voiture, puis devant la porte elle jeta un nouveau coup d’œil et insista dans un acte de charité : « Allez, monte, je te ramène chez toi. »

    Matthew Godard laissa l’asphalte derrière lui et commença à marcher sur l’herbe. Lorsque la porte du passager s’entrouvrit afin que je puisse monter, il était déjà là, monologuant avec la jeune femme au sujet des voitures, monologuant à propos des moteurs depuis la vitre côté conducteur. Même elle baissa la vitre de quelques centimètres pour écouter le fruit de la sagesse Godard. Il fit : « Ne le noyez pas. Non, pas comme ça, ce n’est pas bon. Quel que soit votre nom, votre moteur a besoin d’un deuxième avis de toute urgence. De quelqu’un de plus formé que ma modeste contribution. » Mais elle ne dit rien. D’ailleurs, elle appuya à nouveau sur le bouton et la vitre se ferma, m’isolant de tout bruit extérieur. Elle esquissa un sourire, mais ce n’était qu’un demi-sourire. Son dos se tendit contre le siège, puis elle manipula une fois de plus le jeu de clés qui pendait. Que quelqu’un me protège pendant un moment était sans importance. Mais qu’elle protège quelqu’un qui avait souillé son tapis avec de la boue était d’une importance suprême. Matthew s’éloignait. Du reste, elle sortit la paperasse de la voiture. Elle nota un numéro de téléphone, me jeta un regard soudain mais retourna immédiatement à la paperasse. J’attendis tout de même comme un idiot, au cas où elle me regarderait à nouveau. Tout à coup, elle ouvrit la porte côté conducteur et sortit. Quelques secondes plus tard, je m’extirpai à mon tour et, en rejoignant l’autre côté de la voiture, m’appuyai contre celle-ci et lançai : « Je peux aider ? » Sur le coup, elle répondit : « Regarde, je dois appeler un numéro, mais je ne vois aucune cabine téléphonique. » « Oui », dis-je, « parce qu’elle est à la gare. » Elle reprit : « Dis-moi, comment est-ce que je m’y rends ? » Je lui indiquai immédiatement le chemin, et quand j’eus terminé elle résuma : « Voyons si j’ai compris : tout droit, je trouverai un parc. Puis à droite, un supermarché. Deux rues plus loin, les lettres rouges d’une boucherie, et je serai déjà à la gare. » Je répondis : « Oui, mais la cabine est de l’autre côté de la rue. » « OK, merci », dit-elle. « De rien. » Soudain, elle regarda un morceau de papier. Elle avait probablement mémorisé le numéro de téléphone puisqu’elle jeta ce dernier à la poubelle. « Prends soin de toi », lâcha-t-elle en me serrant la main. « Compte sur moi », répondis-je. Et alors qu’elle s’en allait, je m’éloignais aussi dans la direction opposée. Et ainsi de suite jusqu’à ce que mes pas, loin de penser à quelque chose de concret, à quelque chose qui vaudrait la peine d’être raconté, me ramènent chez moi.

    Cette semaine-là, je vis Matthew à la récréation. Il discutait avec ses camarades de classe et je jouais avec les miens. Soudain le ballon nous échappa, mais aucun de nous ne voulut le lancer sur le terrain, alors je finis par aller le ramasser. Je m’accroupis, et Matthew descendit donc des gradins avec dextérité, manquant une partie de la discussion animée entre les élèves de la classe supérieure. Il défit un lacet de ses baskets et le repassa dans les deux derniers trous. Je pensai que Matthew me dirait quelque chose, mais comme ce ne fut pas le cas je lançai à nouveau le ballon sur le terrain et m’éloignai.

    Alors que je ne le suivais plus et que mon intérêt pour le patinage diminuait du jour au lendemain, quelque chose se produisit. À la première heure du jour suivant, Mlle Erika Fisher demanda à plusieurs élèves de l’aider à apporter un bureau. La distraction prit fin lorsque nous plaçâmes ledit bureau au premier rang. Après la récréation, on frappa à la porte. Seulement, il y avait de l’autre côté de celle-ci quelqu’un qui avait du mal à entrer. La professeure lança : « Entrez ! » et nous nous retournâmes tous en même temps. Elle posa son inséparable morceau de craie et s’approcha de la porte. Même si nous ne pouvions pas voir qui se trouvait de l’autre côté, certains l’entendirent déclarer : « Entre. » Cependant, l’autre répéta une unique interrogation : « Mais pourquoi ? Pourquoi ? » Nous perçûmes un gémissement, ce qui déclencha un rire chez le reste des élèves. La professeure parlait elle aussi sur un ton trop bas pour les oreilles les plus fines. Soudain, elle semblait avoir mérité l’invité et insista : « Oui, tout le monde est là. Non, je ne leur ai encore rien dit. » Il entra aussitôt, la tête tellement baissée que, si nous n’avions pas été à l’école, il aurait pu donner l’impression de revenir du front des vaincus plutôt que de la classe supérieure d’à côté. La professeure lui montra sa place et l’attendit sur ce chemin tortueux, jusqu’à ce qu’elle se lasse et s’exclame : « Et maintenant assieds-toi s’il te plaît, Matthew Godard. »

    Plus tard, Mlle Erika Fisher expliqua brièvement que nous devions le traiter comme un membre de la classe. Visiblement Matthew restait, même si personne ne savait si c’était définitif. Au bout d’un moment, un papier froissé atterrit sur mon bureau, sur lequel Matthew me prévenait que si je m’approchais de lui et que je touchais délibérément ses cheveux soyeux, ou que j’essayais de l’embrasser dans le cou, notre accord prendrait fin ce jour-là. Après avoir lu ce mot, je rédigeai rapidement : « Quel accord ? » J’attendis sa réponse, même si celle-ci arriva à la fin du cours. Il s’approcha ensuite de ma table et demanda : « Amis ? » « OK », répondis-je.

    Ce soir-là, il voulut m’emmener au bar que tenait sa mère. Matthew me fit remarquer que le bar n’avait pas de nom, mais que tout le monde le connaissait comme le bar des Godard. J’approuvai. Il continua les présentations comme si l’endroit m’était nouveau. Ce n’était pas le cas. J’étais entré dans son bar des dizaines de fois, mais je ne l’avais rencontré qu’à une occasion. Je le laissai donc me présenter le flipper, le bar, sa mère affairée, une petite cuisine située au fond, et bien sûr la salle à manger. Matthew dit sans plus attendre : « Asseyons-nous ici. » Au moment précis où sa mère s’aperçut de ma présence.

    Matthew me raconta que ses parents étaient séparés, et que cela faisait déjà de nombreuses années qu’il n’avait pratiquement aucun souvenir d’eux ensemble. Oui, ça aussi je le savais. Tout comme je savais que le père de Matthew avait disparu sans laisser de trace, et que tout le monde croyait mort, y compris ma mère. En effet, la seule chose qui changeait était que son père habitait manifestement à six cents kilomètres de ce trou au milieu de nulle part où nous vivions, et qu’il s’y rendait en vacances chaque été. Par conséquent, le peu d’informations que j’avais soutirées à ma mère sur ce Godard n’avait plus de sens. Matthew m’expliqua que, depuis quelque temps, son père vivait avec une femme au tour de poitrine taille cent et qu’il n’y avait qu’un seul inconvénient : elle était kleptomane. Il était clair pour Matthew que lorsqu’il serait grand, il voulait être agent de sécurité dans une galerie marchande. Surtout lorsqu’il avait vu ses seins pendant qu’elle se changeait. Puis Matthew se tut, même s’il reprit : « Des tétons gros comme ton petit doigt. » Il alluma une cigarette, ajouta que c’était dommage que je ne fume pas et qu’on voyait à cela qu’il avait un an de plus que moi. Il expliqua qu’il l’avait également remarqué chez les filles de notre classe : elles étaient toutes plus plates que la table. Il conclut en décrétant que lorsque l’on voit des tétons comme ceux dont il m’avait parlé, on ne remarque plus les tables plates.

    Nous apprécions tous les deux regarder l’eau se transformer en glace, puis quand elle devenait très froide, elle ne reflétait plus, même si nous aimions sauter sur les premières couches et y enfoncer nos poings avec force jusqu’à ce que la glace fine se brise et que l’eau claire jaillisse. Un jour, je me rendis compte qu’il était facile pour Matthew d’observer les gens. Il étudiait les environs des tables puis les personnes qui y étaient assises. Il me demandait des informations à propos de tel élève installé près de la porte, d’un autre assis au premier rang. En quelques jours, il avait appris tous les noms de la classe. « C’est juste que », souligna-t-il, « lorsque tu mémorises le nom de quelqu’un, il devient une sorte d’arme qui te protège. »

    Un jour, dans ladite partie du lac, Matthew se mit à discuter du caractère de chaque élève et expliqua que s’asseoir près de la fenêtre était le pire. D’après lui, voir son propre reflet dans la vitre tous les jours rendait solitaire.

    Lorsque nous restions au bord du lac, il apparaissait sous un angle étrange auquel je ne m’attendais pas et cela m’effrayait toujours, même lorsqu’il venait avec les patins et me montrait comment retomber. À cette époque, la couche de glace était suffisamment solide pour que l’on puisse sauter dessus. Il posait quelques fois des questions sur ma famille, sur nos origines. D’autres fois sur mon père, si je l’avais déjà vu entrer ou sortir de la maison close. Car c’était important, disait-il. Et il me parlait des maisons closes comme de quelque chose que l’on devait faire ensemble. Ce jour-là, il mena une enquête approfondie sur un suçon qu’il avait vu sur le cou de mon père alors qu’il buvait un café au bar. Il partit immédiatement du principe que ce suçon n’était pas de ma mère. « Au fait, comment fait-elle pour gérer ça ? » Puis ce fut au tour de ma mère, qui s’habillait n’importe comment. Elle accordait si mal ses vêtements qu’elle ressemblait à une mendiante. Même si on apercevait parfois son visage, et elle était parfaitement maquillée. « Comment ça se fait ? » « Aucune idée », dis-je. « Ils sont fades », reprit-il, « tes parents n’ont aucune attente. Ne l’oublie pas, car une telle chose peut te profiter ou te déprimer. »

    Je fis des reproches à Matthew : « Tu n’as pas toujours raison. » À son tour, il dit avec un sourire en coin : « J’essaie de me rapprocher de la réalité. » Tout à coup, il lâcha : « Tu savais qu’ils avaient envoyé mon père en prison ? » Je demandai : « C’est à cause de son amie kleptomane ? » Sur le coup, Matthew remarqua : « Tu as fait un bon rapprochement. »

    Je commençai à comprendre sa philosophie, son angoisse face au souvenir de choses banales, de petites piques inutiles qui étaient censées protéger. Seulement, pourquoi ma famille devrait-elle me déprimer ? Si j’avais besoin d’un conseil, je n’avais qu’à dire : « Pour le moment, je te conseille de changer de bureau. »

    Te rappelles-tu cet hiver, quand les arbres gelés avaient l’air d’être faits de marbre ? Il y avait tellement de neige que les cours avaient été annulés. Tout commença l’un de ces jours étranges, entre fin janvier et début février, alors que je patinais avec Matthew. De temps en temps, j’observais le crissement de ses patins lorsqu’il freinait, même s’il me disait de regarder par-dessus ses bras : ainsi, je ne tomberais pas. Le truc, c’est que si je fixais ses pieds, il pensait que je voulais apprendre quelque chose de nouveau. Et comme Matthew aimait se sentir observé, il venait à moi, me prenait la main et me conduisait sur des chemins déserts. Nous nous habituions à la lumière ténue, à ce soupçon de curiosité que notre corps recevait avec un léger picotement à l’estomac jusqu’à ce que nous rentrions. Alors que nous nous éloignions ce jour-là, les nuages prirent une teinte grisâtre. Matthew tournait autour de moi au milieu du lac, et mis à part quelques oiseaux seule sa voix était perceptible. Il me demanda pourquoi on m’appelait Stewart Conrad. Pourquoi est-ce que je ne me faisais pas appeler Stewart ? Y avait-il un autre Stewart dans ma famille ? Mon père ? Mon grand-père peut-être ? Mon arrière-grand-père non plus ? Pas que je sache. Il cessa immédiatement de tournoyer et m’intima de lui tenir fort la main.

    Nous nous éloignions de plus en plus. Soudain, Matthew s’arrêta, prit une inspiration et déclara : « Voyons, comment t’annoncer ça ? » Il sourit un bref instant et dit : « On va mettre nos baskets et rentrer par ce chemin. » Il regarda à gauche, puis fit plusieurs pas et jeta un œil dans l’autre sens. En effet, Matthew était aussi perdu que moi. Par conséquent, nous quittâmes le lac et nous engageâmes sur un chemin désert et effrayant sans savoir si nous nous écartions ou si nous nous approchions du village. Le ciel masquait le chemin et les arbres, mais la pâle transparence du lac attira notre attention et nous rechaussâmes nos bottes. Nous patinions à toute vitesse, mais lorsque je vis la lumière lointaine d’un éclair, je chutai. Je criai sur-le-champ parce que je ne parvenais pas à me relever : l’un des patins s’était coincé sous la glace, et quand j’essayai de le dégager Matthew se mit à hurler. À l’unisson, nous entendîmes une grande plaque de glace céder à un endroit vague entre lui et moi. Beaucoup de tension se lisait sur son visage. Je ne sais pas si Matthew était conscient de ce qui se passait car le bruit sourd de la glace se mêlait à celui de l’eau froide. Dans un instant vertigineux mon autre patin fut mouillé, puis mon pantalon. Matthew affichait son habileté sur la plaque et je m’accrochai à lui avec la vitalité d’un enfant précoce. Matthew criait, et à chaque cri énergique il essayait de me tirer vers la surface, en vain. Soudain, mes pupilles captèrent la lumière d’une lampe torche, ainsi qu’une corde qui me glissa des mains. Je m’accrochai pourtant de toutes mes forces. Je sentis alors mon corps émerger de l’eau et quelqu’un m’attrapa par les membres. Je me souviens vaguement du mou de la corde que Matthew déroulait de l’arbre. Du reste, je ressentais de la chaleur entre les bras d’une inconnue, alors j’accrochai ma main au col de son manteau et celui-ci s’ouvrit. Immédiatement, une brume sombre réduisit ma vision, et je ressentis une étrange tranquillité.

    On entendait

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