Automne 2021. Christopher Nolan s’envole pour Dublin avec, dans sa valise, l’équivalent hollywoodien de la mallette nucléaire : le scénario de son nouveau film, imprimé sur un papier rouge réputé, semble-t-il, pour sa solidité. Un document top secret, donc, qu’il vient remettre en main propre à son acteur fétiche, Cillian Murphy. Celui-ci n’est pas vraiment surpris par cette visite. Il en est à sa cinquième collaboration avec le réalisateur, et à chaque fois, le processus a été le même. “C’est pour éviter que l’histoire ne fuite. Mais c’est aussi une question de tradition. Il a toujours procédé ainsi, alors pourquoi changer maintenant ? Et puis, ça ajoute un côté rituel qui n’est pas pour me déplaire.” L’Irlandais lit d’une seule traite le script de 197 pages. Chose assez rare, l’histoire est rédigée à la première personne, celle du physicien J. Robert Oppenheimer, le père de la bombe atomique. “En réalité, Chris m’avait déjà appelé pour me proposer le rôle. Et comme je lui dis toujours oui, j’ai accepté.”
AVEC UN BUDGET avoisinant les 100 millions de dollars, Oppenheimer est l’un des films les plus acclamés de 2023. Quant à la performance de Cillian Murphy, elle confirme ce que l’on sait depuis longtemps : il est, ou du moins était, l’un des acteurs les plus sous-estimés de Hollywood. Pendant près de trente ans, il enchaîne les films et les pièces de théâtre, mais c’est le rôle de Tommy Shelby dans la série Peaky Blinders, six saisons au compteur, qui le fait connaître dans le monde entier. “Il y a quelques années, raconte Nolan, j’ai commis ce qui était probablement une erreur : dans un élan de sincérité alcoolisée, j’ai dit à Cillian qu’il était le meilleur acteur de sa génération. Aujourd’hui, il a prouvé que j’avais raison.”
Si la star reste aussi mystérieuse, c’est en grande partie parce qu’il vit loin de l’agitation médiatique. En 2015, il quitte Londres pour revenir dans son Irlande natale. Il s’installe dans un hameau tranquille en bord de mer avec sa femme depuis vingt ans, l’artiste Yvonne McGuinness, et leurs deux fils adolescents. C’est dans un restaurant de Monkstown, au sud de Dublin, qu’il me donne rendez-vous un soir d’hiver. “J’ai une table habituelle ici, vous y croyez ? lance-t-il avec fierté. Ses cheveux tombent négligemment sur son front. Ses célèbres yeux clairs attirent les passants comme deux aimants.
Son quotidien ici est bien rempli. Il y a les devoirs, les corvées, les courses. “Je vous aurais bien emmené boire une Guinness ailleurs, mais je dois déposer mon fils en voiture à une fête ce soir.” Ce genre d’activité semble bien loin du monde glamour du cinéma. “J’ai très peu d’amis acteurs”, poursuit-il. “La majorité d’entre eux ne sont pas dans le métier. Et c’est tant mieux ! J’aspire à mener une vie normale, à avoir des activités normales, à évoluer dans cette espèce de flux charmant de l’humanité. Chose que je ne pourrais pas faire si j’enchaînais les tournages, les festivals et les tournées de promo. J’adore être dans ma bulle. Je ne sais
