Le Journal du dimanche

GÉRARD LHÉRITIER géant de papiers

Aéroport de Genève, 25 mars 2014 au matin. Un petit Cessna atterrit anonymement sur la piste, noyé dans le ballet habituel des jets privés sur les bords du Léman. Un homme, costume sombre et silhouette ronde, descend la passerelle et se dirige vers des bureaux en bord de piste. Là, deux employés d’une société spécialisée dans le stockage d’œuvres d’art lui tendent une petite caisse en bois. Le sexagénaire la saisit avec mille précautions. Il a négocié âprement de longues années et déboursé 7 millions d’euros pour pouvoir enfin tenir cette « boîte à chaussures » entre les mains.

À peine le temps de remonter dans le jet privé, impatient, l’homme enfile des gants blancs et ouvre la caisse pour contempler son nouveau joyau. À l’intérieur, un rouleau de papier large de 13 centimètres et long de 12 mètres, composé de 33 feuillets collés bout à bout et rédigés d’une écriture serrée. Le manuscrit original des 120 Journées de Sodome, du sulfureux marquis de Sade. Un roman libertin rédigé dans une geôle de la Bastille et que le « divin marquis » avait cru perdu après le 14 juillet 1789. En réalité, un révolutionnaire l’avait sauvé et le rouleau était passé de main en main, appartenant successivement à un marquis français, un psychiatre allemand et un collectionneur suisse.

L’homme au costume sombre de l’aéroport de Genève va donc enfin rapatrier sur le sol de France cet inestimable trésor littéraire. Il s’appelle Gérard Lhéritier. Et il n’en est pas à son coup d’essai. Lhéritier « possède »… 130 000 manuscrits ! Depuis les plus prestigieuses maisons de ventes aux enchères new-yorkaises jusqu’aux plus discrètes librairies pour initiés de Paris, on ne le désigne partout que par son surnom napoléonien : l’« Empereur des manuscrits ».

Alors, quand, quelques jours plus tard, il dévoile le fameux rouleau à la presse mondiale dans un salon de son rutilant hôtel particulier de Saint-Germain-des-Prés, Lhéritier savoure. Il a encore réussi l’un de ces « coups » qui ont bâti sa réputation. Pourtant, ce jour-là, derrière l’impeccable blazer à pochette et le sourire officiel destiné aux caméras, ceux qui connaissent bien « Gérard » semblent parfois deviner comme un furtif voile d’inquiétude traverser son regard. Au fond de lui-même, sait-il déjà que cette petite escapade genevoise sera son dernier coup d’archet ?

Sept mois plus tard, en effet, le 18 novembre 2014 à l’aube, tout son château de papier va s’effondrer. Une escouade d’enquêteurs de la Brigade de répression de la délinquance économique (BRDE) perquisitionne ce même hôtel particulier de la rue de l’Université, siège de sa société Aristophil. Les policiers repartent chargés de cartons d’archives et saisissent l’intégralité des manuscrits. Car, même s’il les conserve physiquement, Gérard Lhéritier n’est pas vraiment le propriétaire des 130 000 manuscrits d’Aristophil – parmi lesquels on trouve des lettres de Baudelaire, des carnets de Saint-Exupéry, signées Hergé. Non, légalement, tous ces trésors appartiennent à 18 000 investisseurs qui les ont achetés en indivision, à des prix souvent exorbitants. Il faut dire que Gérard Lhéritier leur faisait miroiter un rendement de plus de 40 % sur cinq ans.

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