Tressant heurs et malheurs, le destin du couple fusionnel des Schumann – entré vivant dans la légende comme en témoigne le Doppel-Medaillon d’Ernst Rietschel – n’a pas besoin d’être romancé pour être suprêmement romanesque.
L’Amour, la Mort
« Der Dichter spricht », le poète parle : de l’amour, Robert Schumann (1810-1856) a tout pressenti, tout dit. De presque dix ans sa cadette, Clara Wieck-Schumann (1819-1896) a tout vécu : de sa rencontre à huit ans et demi avec celui qui allait lui offrir son nom et son âme aux quarante années « sans lui ». Au long de la décennie 1830, le musicienpoète compose « pour elle » un arc-en-ciel de chefs-d’œuvre pianistiques aux titres aussi révélateurs de sa psyché que son Journal intime. En 1840, dans l’attente éperdue de leur union sans cesse repoussée, joignant la suggestion des mots à l’ineffable des notes, il prophétise leur destin en d’inoubliables cycles de lieder. Les Amours du poète et L’Amour et la vie d’une femme content le sentiment d’amour, de son éveil palpitant à la tragédie inéluctable : la mort précoce de l’homme et le long veuvage de la femme. « L’éloignement n’est qu’une proximité étendue », avait affirmé Robert. Privée de sa moitié, Clara aura pour mission, jusqu’à son dernier souffle, de diffuser l’œuvre du disparu et de ranimer la flamme déjà proustienne de leurs« refrains oubliés du bonheur ».
Les Doppelgänger
Lui-même prosateur imaginatif, Schumann est habité par les Contes fantastiques d’Hoffmann, l’écrivain-compositeur. Les Kreisleriana s’incarnent dans son cycle pianistique éponyme et Die Doppelgänger (Les Doubles) dans sa vie. Très tôt, la mutine Clara/Zilia se faufile dans le Journal intime de Robert. Miracle de l’amour, la pianiste et compositrice prodige aux immenses yeux clairs dans un fin visage mélancolique comprend son « lunatique conteur d’histoires » qui, extasié, s’écrie : « Vous êtes mon seul et unique Doppelgänger ! » Le 8 juin 1831, pour ses vingt et un ans, le Gémeaux n’en donne pas moins naissance à ses propres doubles : Florestan le passionné (héros de l’opéra Fidelio / Léonore ou l’amour conjugal de Beethoven) et Eusebius le tendre, le pieux (issu de la sainte triade Eusebius-Aurora-Clara des 12-13-14 août du calendrier saxon). Peu après, apparaît Meister Raro alias le pédagogue Friedrich Wieck, le père de Clara, leur « maître » à tous deux, et encore bienveillant envers son grand élève « fantasque, têtu, mais noble, splendide, enthousiaste, admirablement doué ». Toutefois, dans l’imaginaire du subtil Schumann, Raro provient de l’union androgyne de ClaRaRobert, bien plus rare encore. Lorsqu’en 1836 Wieck séparera brutalement les amoureux, Robert, dévasté, confiera :« Florestan et Eusebius sont ma double nature, et Raro l’entité en qui j’aimerais les voir fusionner. » Quel aveu ! Arracher « Ra » à « Ro » sera alors « l’attaquer aux racines de sa vie ».
Le « nouvel âge poétique »
Fondateur d’une revue musicale de haut rang, la de Leipzig, Schumann en appelle, qu’il fait vivre dans son où apparaissent « Paganini », « Chopin », également Schubert sous le masque de « Valse noble » et, bien sûr, « Chiarina » assortie d’un . Pas encore de Mendelssohn qui, dès son arrivée à Leipzig, deviendra l’idole des .