Sept

Sur les traces d'Ella Maillart

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CHAPITRE 13

[…] Avant de s'aventurer au Turkestan, Ella Maillart, plus curieuse que jamais sur ce qui se trame à Moscou, va rendre visite à un déporté, un homme accusé d'appartenance à une secte religieuse et qui est devenu professeur d'histoire à l'Université d'Alma-Ata. Sur la table de sa chambre, elle aperçoit quelques journaux français, don Le Temps. Elle sursaute à la lecture des pages déjà anciennes: Virginie Hériot, la championne de voile, la reine de la Méditerranée sur son Ailée avec qui par deux fois elle avait navigué, celle qui lui présenta Alain Gerbault, vient subitement de mourir. Ella est effondrée. Virginie, cette femme à la fois libre et infiniment triste qui soignait sa mélancolie au bras d'hommes riches qu'elle choisissait au toutvenant, au gré de ses humeurs, de ses fantasmes, celle qui inspira tant Ella, celle qui écrivit: «Matérialiser dans l'action une longue méditation faite d'isolement et de rêve.» Sonnée par la nouvelle, Kini n'en oublie pas pour autant son déporté, qui lui raconte son parcours, de Leningrad au Kazakhstan, sa condamnation injuste, l'aide que lui ont apportée les Kazakhs. Etonnante de lucidité, Ella comprend qu'un jour ces peuples d'Asie centrale seront libres, affranchis de la tutelle de Moscou. «Je pense que d'ici quelques années, ils se passeront même des Russes», lui répond le déporté. Lui ne rêve que de Paris, elle que des steppes. Tout les sépare et pourtant ils s'entendent à merveille. Le même amour sans doute pour ces nomades tant accueillants.

Afin de poursuivre la route, Ella Maillart se dépouille un peu plus de ses effets personnels et vend ses piolets, cordes, crampons. Méticuleuse, plus prudente que jamais au seuil du désert de glace, elle vérifie avant de s'élancer vers les terres du Turkestan son sac à dos lourd de quinze kilos. L'essentiel y demeure, gourde, réchaud, films, appareil photographique, manteau de pluie, pharmacie, chaussettes, linge, beurre, thé, miel; un kilo de porridge, deux de pommes, poêle à frire et pipe, «pour les veillées solitaires».

Tachkent. Plus que les autres, cette ville d'Orient étonne Ella Maillart. Incroyable mélange des foules, Kazakhs en provenance de leurs steppes, Ouzbeks qui vendent des plâtrées de riz aux carottes, gens venus du nord qui se comportent plus que jamais en conquérants, femmes couvertes de la tête aux pieds avec le tchador, qui est une porte de prison et transforme ces sombres silhouettes en cercueils dressés, rues pavées en labyrinthes. Un instant dans la foule, Kini reconnaît un homme à la taille serrée et aux bottes de toile grise croisé à Tcholpon-Alta, au Kirghizistan, sur les bords du lac Issyk-Koul. Elle lui emboîte le pas, mais une bagarre qui vient d'éclater devant un kiosque à savons l'empêche de poursuivre sa filature. Elle parvient néanmoins à le rejoindre plus loin, au bras d'une belle blonde. L'homme, qui cherche de la viande pour sa soupe, la reconnaît. Incroyables retrouvailles, si loin du lac de montagne. La steppe des nomades est un petit monde où les capitales des sédentaires ne sont que des faubourgs.

Je suis de nulle part. Sur les traces d'Ella Maillart

Olivier Weber

Payot, mars 2017

Avant de s'élancer dans les déserts du Kyzylkoum aux sables rouges, Ella Maillart, insatiable, veut tout voir. Elle erre dans les locaux de la , la Vérité de l'Orient, l'organe du parti communiste à Tachkent, rend visite aux paysans d'un kolkhoze, s'attarde chez Nicolas, un déporté anarchiste de cinquantedeux ans, qu'elle revoit chaque soir. Quel destin!, songe Kini. Cet anarchiste est en fait d'origine tchèque par son père, fondateur de l'Association scientifique caucasienne de Tiflis, en Géorgie, exilé à Genève avant la guerre, envoyé à Ankara en Turquie pour le compte de quelques revues en russe, puis à Kaboul en 1923. Il envisage désormais de s'enfuir à Prague où sa femme le rejoindrait, une intrépide qui a froidement abattu un officier de Kerenski à la veille de la révolution d'Octobre pour éviter d'être trahis et a travaillé aux côtés de Fayzulla Khodjaev, l'un des sept membres du comité exécutif central d'URSS, bien fortuné, ancien émule du mouvement des Jeunes-Turcs et partisan de la loi coranique devenu communiste acharné. Ella bondit sur l'occasion et obtient du directeur de la de rencontrer Fayzulla Khodjaev, cacique polygame dont les bolchéviques se méfient, mais qui le laissent en poste en raison de son influence et de ses relations. C'est un étrange personnage qui ouvre la porte à Ella. En complet sombre, râblé, il a de grands yeux noirs et un visage ovale. Devant le déferlement de questions de l'étrangère, le notable se défend pied à pied, mais elle ne le lâche pas, le pousse dans ses retranchements, lui demande s'il n'a pas collaboré à l'Intelligence Service,

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