Les faiseurs d’hommes, une autre genèse
la légende de Galatée à celle du D Frankenstein, le rêve de recréer l’humain hante la culture occidentale. Les mythologies de l’être artificiel, transformées, remodelées en fonction des technologies disponibles, traduisent une étonnante obstination à vouloir s’affranchir de la nature pour s’ériger en divinité créatrice. Le fantasme démiurgique transparaît dans les plus belles pages de la littérature antique. Dans (VIII siècle av. J.-C.), Héphaïstos, maître des arts du feu, se fait assister par des statues en or ainsi que des trépieds en fer forgé auxquels il a donné vie. Forgeron hors pair, il fabrique également Talos, un soldat de bronze incandescent qu’il offre à Minos pour protéger les côtes de Crète. Sous la plume du poète Hésiode, Héphaïstos pétrit Pandore sur ordre de Zeus à partir d’eau et d’argile pour en faire une créature sublime à l’image des déesses (voir p. 12). La première femme, dont la nuisance n’a d’égale que le charme, ouvrira la jarre contenant tous les maux de la Terre – n’y conservant que l’espoir. Le mythe de Pygmalion s’achève pour sa part sur une note plus heureuse : avec la bienveillante complicité de Vénus, la statue d’ivoire qu’il a sculptée se métamorphose en une ravissante vierge, Galatée, qui comblera l’artiste de bonheur. Mais la Bible veille au grain et va calmer dans les siècles suivants les pulsions de ces « faiseurs d’hommes ». L’Ancien Testament tient toute tentative de fabriquer une créature à l’image de l’homme comme une transgression aux lois de l’Église. Dès lors, les apprentis démiurges seront châtiés pour leur audace dans la plupart des mythes, et pendant des siècles, l’homme artificiel va faire profil bas devant la virulence ecclésiastique. Dans la pénombre de leur atelier, les alchimistes vont cependant s’essayer à recréer au fond de leurs éprouvettes une version miniature de l’homme. En 1537, Paracelse donne sa recette pour fabriquer un de ces « homoncules » : il suffit de laisser pourrir de la semence humaine dans une fiole scellée pendant quarante jours, puis d’alimenter avec un élixir à base de sang humain la créature encore informe pendant quarante semaines… Au XVII siècle, les adeptes de la théorie de la préformation (l’embryon est entièrement formé dès sa conception) reprendront le concept de l’homoncule pour le loger dans la tête des spermatozoïdes. Mais ce sont les automates anthropomorphes du siècle suivant qui vont enfin conférer une réalité technique aux rêves antiques. Vaucanson, qui a étudié à la fois la mécanique et l’anatomie, surprend avec son flûtiste automate (1738) ou son fameux canard (1744) capable de manger des graines, de les digérer et de les excréter. Bientôt, c’est l’Abbé Mical qui, en 1780, maîtrise la parole artificielle avec ses deux têtes parlantes, grâce à un système de glottes en bois posées sur des membranes tendues… Il faudra toutefois la main des romantiques pour que le mythe de l’homme artificiel se dissémine dans le grand public. Le de Mary Shelley, d’Hoffmann ou de Villiers de L’Isle-Adam l’inscrivent dans l’imaginaire collectif et en fixent les codes narratifs. Devenu personnage romanesque, l’homme-artefact, fruit honteux d’une transgression originelle, apparaît dès lors comme une créature maudite qui finit par échapper au contrôle de son « père » et se retourne contre lui ou ses proches. Cette vision moralisatrice perfusera toutes les histoires de robots, nouvel archétype de l’homme artificiel (voir p. 70), qui débarquent dans un tumulte de ferraille et de rouages mal graissés au début du XX siècle.
