The Doors
On ne juge pas un livre à sa couverture. Et un album? Chaque mois, notre spécialiste retrace l’histoire visuelle d’un disque, célèbre ou non.
En aout 1965, assis dans un coin du garage de la famille Manczarek, le garcon timide qu’est Jim Morrison observe John Densmore s’installer derriere la batterie. Puis, Ray Manzarek et ses freres se lancent dans un morceau en cours d’elaboration, “Break On Through (To The Other Side)”, pour juger de la pertinence du jeu de Densmore. Alors, Jim les rejoint et, progressivement, laisse son animalite prendre le dessus, devenant un autre. Si ce sentiment d’etrangete ici-bas, mais dans l’azur. En effet, le chanteur sent son art incompris et souille par le show-business. Pour travailler dans le calme, Joel Brodsky choisit une petite impasse new-yorkaise, Sniffen Court, situee au 152 de la 36eme rue, entre Lexington et la 3eme Avenue. Pour sa parade, il a convoque deux acteurs nains, Lester Janus et son frere jumeau, Stanley, (qu’on voit mendier au dos de la pochette aupres de la styliste Zazel Loven), un Hercule (le videur du Friars Club), un couple d’acrobates complete par Frank Kollegy, l’assistant de Brodsky qui s’est improvise jongleur, et le chauffeur de taxi qui joue de la trompette. Cette parade de echappes d’un cirque fauche est tres certainement l’image la plus juste que Morrison se fait de son groupe: des poetes traites en pitres, en saltimbanques. Cette rue a la lumiere blafarde ou il n’y a guere de joie en dehors du rire force du nain transpose egalement le sentiment interieur d’un Morrison torture, depressif, defiant la mort en permanence par sa consommation excessive de drogues et d’alcool, par ses attitudes autodestructives (danser sur les toits, conduire defonce a vive allure…). Cette etrangete est egalement celle du monde percu. En effet, le titre de l’album et de la premiere chanson evoque une epoque anxiogene liee au climat social et politique peu enthousiasmant (Vietnam, assassinat de Kennedy, emeutes raciales, fin du reve hippie…). Mais elle renseigne egalement sur le sentiment d’isolement qu’eprouve Morrison avec le monde qui l’entoure (“People Are Strange”). Outre l’etrangete, il y a un desir d’effacement puisque la pochette ne comporte ni le nom du groupe, ni le titre de l’album. Seule une affiche publicitaire, placardee sur un mur de la ruelle, reprenant la photo du verso du premier disque, barre d’un bandeau “Strange Days” (ajoute lors de la photocomposition) renseigne l’acheteur. Ce choix esthetique novateur atteste, certes de l’assurance du groupe dans sa notoriete, mais il revele aussi le desir d’effacement de Morrison. Ce qu’il fera quatre ans plus tard en quittant les Doors pour s’installer a Paris ou il disparaitra definitivement.
