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Le journal d'une écrivaine
Le journal d'une écrivaine
Le journal d'une écrivaine
Livre électronique530 pages8 heures

Le journal d'une écrivaine

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À propos de ce livre électronique

Le Journal d'une écrivaine, de Virginia Woolf, représente une plongée unique et précieuse dans l'intimité créatrice de l'une des figures littéraires les plus influentes du XXe siècle. Couvrant la période cruciale de 1918 à 1941, ce journal nous révèle non seulement le processus artistique singulier de Woolf, mais également les complexités d'une vie marquée par une constante introspection et une réflexion profonde sur son quotidien.
Virginia Woolf (1882-1941), membre emblématique du groupe de Bloomsbury, se distingue par son style novateur et sa manière subtile d'explorer les courants de conscience, faisant d'elle une pionnière du modernisme littéraire. Le Journal d'une écrivaine nous offre un regard inédit sur ses pensées les plus intimes, ses interrogations existentielles et ses doutes en tant qu'artiste. D'une honnêteté rare, ces écrits reflètent ses luttes personnelles contre les troubles psychiques et les défis quotidiens liés à son travail littéraire.
Les années 1918 à 1941 constituent une période d'intense activité créative mais aussi de profonde fragilité pour Virginia Woolf. À travers son journal, on découvre les moments de doute, les phases dépressives, les périodes de répit passées à la campagne, ses joies intimes, son besoin de solitude et les liens complexes qu'elle entretient avec son entourage. L'on suit de près ses efforts pour écrire, sa discipline, ses interrogations sur le sens de la création, ainsi que l'impact de sa santé mentale sur sa vie d'écrivaine. Cette période correspond également à la publication de ses œuvres majeures, telles que Mrs. Dalloway (1925), Vers le phare (1927), Orlando (1928), Une chambre à soi (1929), Les Vagues (1931), Les Années (1937). Dans ses journaux, elle revient fréquemment sur la genèse de ces ouvrages, leurs difficultés, leurs transformations, et partage ses réflexions sur le processus créatif, les hésitations stylistiques ou structurelles, ainsi que le doute fondamental lié à l'acte d'écrire.
Le Journal d'une écrivaine n'est pas seulement le reflet des préoccupations littéraires de Woolf, mais il constitue aussi une exploration intime de son quotidien, de ses relations amicales et conjugales, notamment avec son époux Leonard Woolf. La sincérité et la transparence avec lesquelles elle aborde des sujets tels que la condition féminine, la maladie mentale ou encore les défis de la création artistique, en font un ouvrage à la fois bouleversant et profondément humain.
L'importance de ce journal réside également dans son impact sur la compréhension de l'œuvre de Woolf. Il permet au lecteur de saisir pleinement le contexte et les motivations derrière ses romans majeurs. Le Journal d'une écrivaine demeure ainsi une pièce essentielle pour appréhender la portée de l'œuvre woolfienne, et un témoignage exceptionnel sur l'engagement passionné et exigeant de Virginia Woolf envers l'écriture et la vérité personnelle. Cette traduction a été assistée par une intelligence artificielle.
LangueFrançais
Éditeure-artnow
Date de sortie18 mai 2025
ISBN4099994067294
Le journal d'une écrivaine
Auteur

Virginia Woolf

VIRGINIA WOOLF (1882–1941) was one of the major literary figures of the twentieth century. An admired literary critic, she authored many essays, letters, journals, and short stories in addition to her groundbreaking novels, including Mrs. Dalloway, To The Lighthouse, and Orlando.

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    Aperçu du livre

    Le journal d'une écrivaine - Virginia Woolf

    1918.

    Table des matières

    Lundi 5 août.

    En attendant de m’acheter un carnet où noter mes impressions sur Christina Rossetti, puis sur Byron, je ferais mieux de les écrire ici. D’une part, il ne me reste presque plus d’argent, ayant acheté de grandes quantités de Leconte de Lisle. Christina a l’immense privilège d’être une poétesse née, comme elle semble l’avoir très bien compris elle-même. Mais si j’intentais un procès à Dieu, elle serait l’un des premiers témoins que j’appellerais. C’est une lecture mélancolique. D’abord, elle s’est privée d’amour, ce qui revenait aussi à se priver de la vie ; puis elle a renoncé à la poésie, par déférence pour ce qu’elle pensait exiger de sa religion. Elle avait deux prétendants estimables. Le premier avait effectivement ses particularités. Il avait une conscience. Elle ne pouvait épouser qu’une certaine nuance de chrétien. Lui ne pouvait garder cette nuance que quelques mois d’affilée. Finalement, il est devenu catholique et a été perdu pour elle. La situation était encore pire avec M. Collins – un érudit vraiment charmant, un reclus détaché du monde, un admirateur dévoué de Christina qui n’a jamais réussi à rejoindre sa foi. De ce fait, elle pouvait lui rendre visite affectueusement dans son logement, ce qu’elle a fait jusqu’à la fin de ses jours. La poésie a aussi été amputée. Elle s’appliquait à mettre les psaumes en vers et à rendre toute sa poésie asservie à la doctrine chrétienne. De ce fait, selon moi, elle a affamé jusqu’à l’émaciation un don originel très fin, qui n’aurait eu besoin que de liberté pour revêtir une forme bien plus accomplie que, disons, celle de Mme Browning. Elle écrivait très facilement, de manière spontanée et enfantine, comme on l’imagine souvent chez un véritable talent encore à l’état brut. Elle avait le don naturel du chant. Elle réfléchissait aussi. Elle avait de la fantaisie. On peut penser, même si c’est peut-être un blasphème, qu’elle aurait pu être grivoise et spirituelle. Et pour toutes ses souffrances, elle est morte dans l’angoisse, sans certitude de salut. Je dois dire pourtant que je n’ai fait que feuilleter sa poésie, pour me tourner inévitablement vers celles que je connaissais déjà.

    Mercredi 7 août.

    Le journal d’Asheham épuise mes observations minutieuses sur les fleurs, les nuages, les scarabées et le prix des œufs ; et, étant seule, il n’y a aucun autre événement à consigner. Notre tragédie a été l’écrasement d’une chenille ; notre seule excitation, le retour des domestiques de Lewes hier soir, chargés de tous les livres de guerre de L. et de la revue anglaise pour moi, avec Brailsford sur la Société des Nations, et Katherine Mansfield à propos de Bliss. J’ai jeté Bliss par terre en m’exclamant : « C’en est fini d’elle ! » En effet, je ne vois pas comment on peut encore croire en elle comme femme ou comme écrivaine après un tel récit. Je crains de devoir admettre que son esprit est un sol très mince, déposé à un ou deux pouces seulement sur un roc stérile. Car Bliss est assez long pour lui donner l’opportunité d’approfondir. Au lieu de cela, elle se contente d’une astuce superficielle ; et l’ensemble est médiocre, bon marché, dépourvu de la vision, même imparfaite, d’un esprit intéressant. Elle écrit mal en plus. Et comme je l’ai dit, cela me donne l’impression de son insensibilité et de sa froideur en tant qu’être humain. Je le relirai ; mais je doute de changer d’avis. Elle continuera à faire ce genre de chose, à sa plus grande satisfaction ainsi qu’à celle de Murry. Je suis soulagée maintenant qu’ils ne soient pas venus. Ou bien est-ce absurde de transposer ainsi toute cette critique personnelle d’elle dans une nouvelle ?

    Quoi qu’il en soit, j’étais très contente de retrouver mon Byron. Il a au moins les vertus masculines. En fait, je suis amusée de voir à quel point je peux imaginer l’effet qu’il produisait sur les femmes—particulièrement celles qui étaient plutôt naïves ou peu instruites, incapables de lui tenir tête. Nombreuses aussi étaient celles qui voulaient le réformer. Depuis l’enfance (comme dirait Gertler, comme si cela prouvait qu’il était une personne particulièrement remarquable), j’ai eu l’habitude de me plonger dans une biographie et de vouloir reconstituer la figure imaginaire de la personne en réunissant toutes les bribes d’informations que je pouvais trouver à son sujet. Pendant cette passion, le nom de Cowper ou de Byron ou de n’importe qui d’autre semblait surgir dans les endroits les plus inattendus. Puis soudain, la figure devenait lointaine et n’était plus qu’une parmi les morts habituels. Je suis très frappée par l’extrême médiocrité de la poésie de B.—du moins celle que Moore cite avec une admiration presque sans bornes. Pourquoi considéraient-ils ces écrits pour albums comme la plus haute flamme poétique ? Cela ne vaut guère mieux que L.E.L. ou Ella Wheeler Wilcox. Et ils l’ont dissuadé de faire ce qu’il savait pouvoir faire, c’est-à-dire écrire de la satire. Il est revenu d’Orient avec des satires (des parodies d’Horace) dans sa malle et Childe Harold. Il s’est laissé convaincre que Childe Harold était le plus grand poème jamais écrit. Mais il n’a jamais cru en sa poésie étant jeune ; ce qui prouve, chez un individu aussi sûr de lui et aussi dogmatique, qu’il n’avait pas ce don. Les Wordsworth et Keats y croient autant qu’en n’importe quoi d’autre. Dans son caractère, je suis souvent un peu rappelée à Rupert Brooke, même si cela n’est pas à l’avantage de Rupert. Quoi qu’il en soit, Byron avait une force remarquable ; ses lettres en sont la preuve. Il avait à bien des égards un caractère très noble aussi ; mais comme personne ne l’a jamais tourné en dérision pour ses affectations, il est devenu plus proche d’Horace Cole qu’on ne l’aurait souhaité. Seule une femme aurait pu se moquer de lui, mais elles l’adoraient à la place. Je n’ai pas encore abordé Lady Byron, mais je suppose qu’au lieu de se moquer de lui, elle s’est contentée de le réprouver. Et c’est comme ça qu’il est devenu byronien.

    Vendredi 9 août.

    En l’absence de tout intérêt humain, ce qui nous rend paisibles et satisfaits, autant continuer avec Byron. Puisque j’ai laissé entendre, un siècle plus tard, que je suis prête à tomber amoureuse de lui, je suppose que mon jugement sur Don Juan peut être partial. C’est probablement le poème de cette longueur le plus facile à lire qui ait jamais été écrit ; une qualité qu’il doit en partie à la nature vive, désinvolte et aléatoire de sa méthode. Cette méthode est en soi une découverte. C’est ce qu’on cherche en vain ailleurs—une forme élastique qui peut contenir tout ce qu’on veut y mettre. Ainsi, il pouvait écrire son état d’esprit au fur et à mesure ; il pouvait dire tout ce qui lui passait par la tête. Il n’était pas obligé d’être poétique ; et c’est ainsi qu’il a échappé à son mauvais génie, le romantisme et l’imagination factices. Quand il est sérieux, il est sincère : et il peut aborder n’importe quel sujet qu’il souhaite. Il écrit seize chants sans jamais se fouetter les flancs. Manifestement, il avait l’esprit brillant et rusé de ce que mon père, Sir Leslie, aurait appelé une nature pleinement masculine. Je maintiens que ces formes de livre illicites sont bien plus intéressantes que les livres officiels qui respectent scrupuleusement les illusions. Pourtant, cet exemple n’est pas facile à suivre ; et en vérité, comme tout ce qui semble libre et facile, seuls les talents confirmés et mûrs peuvent y parvenir véritablement. Mais Byron était plein d’idées—une qualité qui donne à ses vers une certaine consistance et me pousse à faire de petites escapades autour du paysage ou de la pièce au milieu de ma lecture. Et ce soir j’aurai le plaisir de le terminer—même si, je ne sais pourquoi, étant donné que j’ai apprécié presque chaque strophe, cela devrait représenter un plaisir. Mais c’est toujours comme ça, que le livre soit bon ou mauvais. Maynard Keynes a admis la même chose, disant qu’il enlève toujours les publicités à la fin d’une main en lisant, afin de savoir exactement ce qui lui reste à parcourir.

    Lundi 19 août.

    Au fait, j’ai terminé l’Electra de Sophocle, qui traînait ici depuis quelque temps, bien que ce ne soit finalement pas si effroyablement difficile. Ce qui me frappe toujours d’emblée, c’est la nature grandiose de l’histoire. Il semble presque impossible de not en tirer une bonne pièce. C’est peut-être dû au fait que les intrigues traditionnelles ont été façonnées, perfectionnées et débarrassées de tout superflu par le vernis de multiples acteurs, auteurs et critiques, au point de ressembler à un morceau de verre poli par la mer. De plus, si tout le public sait à l’avance ce qui va se passer, on peut faire passer des touches beaucoup plus fines et plus subtiles, et on peut se permettre de moins dire. Quoi qu’il en soit, je ressens toujours qu’on ne peut pas lire trop attentivement ni attacher assez d’importance à chaque ligne et à chaque allusion ; et que la sobriété apparente n’est qu’en surface. Reste cependant la question de savoir si l’on n’attribue pas aux mots des émotions qui n’y sont pas. En général, je suis humiliée de voir à quel point Jebb perçoit de choses ; le seul doute que j’ai, c’est de savoir s’il n’en voit pas trop—un peu comme on ferait avec une mauvaise pièce anglaise moderne en s’y mettant sérieusement. Enfin, l’attrait particulier du grec demeure aussi puissant et aussi difficile à expliquer que jamais. Dès les premiers mots, on ressent la différence incommensurable entre le texte original et la traduction. La femme héroïque est au fond la même en Grèce et en Angleterre. Elle est du type d’Emily Brontë. Clytemnestre et Électre sont sans conteste mère et fille et devraient donc partager une certaine empathie, même si une empathie dévoyée peut conduire à la haine la plus féroce. Électre est le genre de femme qui sacralise la famille par-dessus tout ; le père. Elle éprouve plus de révérence pour la tradition que les fils de la maison ; elle se sent née du côté du père et non de la mère. Il est curieux de constater comment, bien que les conventions soient complètement fausses et ridicules, elles ne paraissent jamais mesquines ou indignes comme nos conventions anglaises le sont souvent. Électre a vécu une vie bien plus enfermée que les femmes de l’époque victorienne, mais ça ne l’a pas empêchée d’être âpre et grandiose. Elle ne pouvait pas sortir seule se promener ; chez nous, ce serait une affaire de bonne d’enfants et de fiacre.

    Mardi 10 septembre.

    Bien que je ne sois pas la seule personne dans le Sussex à lire Milton, je veux noter mes impressions sur Paradise Lost tant que je suis en train de le faire. « Impressions » décrit assez bien ce qui me reste à l’esprit. J’ai laissé de côté beaucoup d’énigmes. Je suis allée trop vite pour en savourer toute la richesse. Cependant, je vois, et j’adhère en partie à l’idée, que cette pleine saveur est la récompense d’une érudition poussée. Ce qui me frappe, c’est l’extrême différence entre ce poème et tous les autres. Elle réside, je pense, dans la majestueuse distance et l’impersonnalité de l’émotion. Je n’ai jamais lu Cowper sur son canapé, mais je peux imaginer que le canapé est un ersatz dégradé de Paradise Lost. La matière de Milton est essentiellement faite de descriptions merveilleuses, splendides et magistrales des corps d’anges, de leurs batailles, de leurs vols, de leurs demeures. Il évolue entre l’horreur, l’immensité, la misère et le sublime, mais jamais dans les passions du cœur humain. Quel grand poème a jamais laissé si peu de lumière sur nos joies et nos peines ? Je n’y trouve aucun secours pour juger la vie ; j’ai à peine l’impression que Milton ait vécu ou connu des hommes et des femmes, hormis dans ses piques acrimonieuses sur le mariage et les devoirs de la femme. Il fut le premier des masculinistes, mais son dénigrement vient de sa propre infortune et ressemble même à une pique revancharde dans ses querelles domestiques. Pourtant, tout est si fluide, solide et soigneusement élaboré ! Quelle poésie ! Je peux concevoir que même Shakespeare, après cela, paraisse un peu agité, personnel, passionné et imparfait. Je peux concevoir que c’est là l’essence dont presque toute autre poésie n’est qu’une dilution. La subtilité indescriptible du style, où s’enchaînent nuance après nuance, suffirait à elle seule à nous faire plonger sans fin, même une fois l’action principale achevée. Tout au fond, on perçoit encore de nouvelles combinaisons, rejets, trouvailles et maîtrises. De plus, bien qu’il n’y ait rien qui ressemble à la terreur de Lady Macbeth ou au cri d’Hamlet, ni pitié, ni sympathie, ni perspicacité, les figures sont majestueuses ; elles condensent une large part de la réflexion humaine sur notre place dans l’univers, notre devoir envers Dieu, notre religion.

    1919.

    Table des matières

    Lundi 20 janvier.

    Je compte recopier tout cela quand je pourrai acheter un carnet, et je me dispense donc des fioritures habituelles au début d’une nouvelle année. Ce n’est pas l’argent qui me manque cette fois, mais bien la force, après avoir passé quinze jours alitée, de me rendre à Fleet Street. Même les muscles de ma main droite me font ressentir ce que doit éprouver la main d’une domestique. Chose curieuse, j’ai la même raideur quand il s’agit de manier les phrases, alors qu’en principe mon esprit devrait être mieux équipé qu’il y a un mois. Ces quinze jours au lit sont la conséquence de l’extraction d’une dent, combinée à une grande fatigue qui m’a valu une migraine – une longue et morne histoire, avançant et reculant à la manière d’un brouillard un jour de janvier. Une heure d’écriture quotidienne m’est allouée pour les prochaines semaines ; et, parce que je l’ai préservée ce matin, je peux en dépenser une partie à présent, puisque L. est sorti et que je suis très en retard sur ce mois de janvier. Je remarque toutefois que ce que j’écris dans ce journal ne compte pas comme de l’écriture, car je viens de relire le journal de l’année et je suis frappée par la cavalcade hasardeuse à laquelle il se livre, par moments si brusque qu’elle bute presque insupportablement sur les pavés. Pourtant, s’il n’était pas rédigé plus rapidement que la dactylographie la plus prompte, si je m’arrêtais pour réfléchir, il ne serait jamais écrit ; et l’avantage de cette méthode, c’est qu’elle ramasse au passage un certain nombre de points épars, que j’aurais écartés autrement, mais qui sont des diamants extraits d’un tas d’ordures. Si Virginia Woolf, à cinquante ans, lorsqu’elle s’assiéra pour tirer de ces carnets la matière de ses mémoires, n’arrive pas à ciseler une phrase comme il se doit, je ne pourrai que la plaindre et lui rappeler qu’elle peut jeter ces pages au feu, où elles deviendront de petits films noirs aux yeux rouges. Mais comme je l’envie, cette tâche que je lui prépare ! Il n’en est aucune qui me tente davantage. Mon trente-septième anniversaire, qui tombe samedi prochain, perd déjà de ses menaces à cette pensée. En partie pour rendre service à cette dame âgée de cinquante ans (aucun faux-fuyant ne sera alors possible : cinquante ans, c’est un âge avancé, même si je prévois déjà sa protestation et reconnais que ce n’est pas la vieillesse), et en partie pour donner une assise solide à l’année, je compte employer les soirées de cette semaine de captivité à dresser le bilan de mes amitiés et de leur état actuel, avec quelques notes sur le caractère de mes amis ; j’ajouterai également une évaluation de leurs œuvres et une prévision de leurs travaux à venir. Cette dame de cinquante ans pourra dire à quel point je suis proche de la vérité ; mais j’en ai assez écrit pour ce soir (seulement quinze minutes, je constate).

    Mercredi 5 mars.

    Je reviens tout juste de quatre jours à Asheham et d’un à Charleston. Je suis là, attendant que Leonard rentre, l’esprit encore rongé par le trajet ferroviaire, ce qui me rend incapable de lire. Mais, oh mon Dieu, tout ce que j’ai à lire ! L’œuvre entière de M. James Joyce, de Wyndham Lewis, d’Ezra Pound, afin de les comparer à toute l’œuvre de Dickens et de Mrs Gaskell ; et puis George Eliot ; et finalement Hardy. Et je viens à peine de terminer Aunt Anny, d’une manière vraiment généreuse. Oui, depuis que j’ai écrit la dernière fois, elle est morte, il y a tout juste une semaine, à Freshwater, et a été enterrée à Hampstead hier, là où, il y a six ou sept ans, nous avons vu Richmond être inhumé dans un brouillard jaune. Je suppose que le sentiment que j’éprouve pour elle est à moitié illusion ; ou plutôt est pour moitié un reflet d’autres émotions. Père tenait à elle ; elle part presque la dernière, ou presque, de ce monde ancien d’Hyde Park Gate du XIXe siècle. Contrairement à la plupart des vieilles dames, elle ne manifestait guère d’empressement à me voir ; parfois, je crois, elle éprouvait un léger malaise en nous voyant, comme si nous nous étions trop éloignés et lui rappelions un passé douloureux qu’elle n’aimait jamais ressasser. Aussi, contrairement à la plupart des vieilles tantes, elle avait assez de sens pour ressentir à quel point nos points de vue pouvaient être tranchés sur les questions actuelles ; et cela lui donnait peut-être la sensation, pas si présente avec son cercle habituel, d’être âgée, dépassée, éteinte. Quant à moi, elle n’avait aucune raison de s’inquiéter sur ce point, puisque je l’admirais sincèrement ; mais tout de même, les générations regardent assurément dans des directions très différentes. Il y a deux ou peut-être trois ans, L. et moi sommes allés la voir ; nous l’avons trouvée très diminuée physiquement, portant un boa à plumes autour du cou, assise seule dans un salon presque identique, en version réduite, à l’ancien salon ; on y retrouvait la même atmosphère discrète et agréable du XVIIIe siècle, les vieux portraits et la porcelaine ancienne. Elle avait préparé le thé pour nous. Son attitude était un peu distante, et plus d’un brin mélancolique. Je l’ai interrogée sur père, et elle a décrit comment ces jeunes hommes riaient d’un « grand rire mélancolique », et combien leur génération était très heureuse, mais égoïste ; et comment, selon elle, la nôtre était admirable, mais très terrible ; cependant nous n’avions pas d’auteurs semblables à ceux de leur époque. « Certains d’entre eux ont juste un soupçon de cette qualité ; Bernard Shaw l’a un peu ; mais ce n’est qu’une nuance. Ce qui était agréable, c’était de tous les connaître comme des gens ordinaires, pas comme de grands hommes. » Puis elle a raconté une anecdote sur Carlyle et père ; Carlyle disait qu’il préférait encore se laver le visage dans une flaque d’eau boueuse plutôt que d’écrire des articles. Je me rappelle qu’elle a plongé sa main dans un petit sac ou une boîte près du feu et qu’elle a dit avoir un roman, déjà écrit aux trois quarts, qu’elle ne parvenait pas à terminer. Je ne crois pas qu’elle l’ait jamais achevé ; mais j’ai dit tout ce que je pouvais en dire, en embellissant un peu, dans The Times de demain. J’ai écrit à Hester, mais comme je doute de la sincérité de ma propre émotion !

    Mercredi 19 mars.

    La vie s’accumule si vite que je n’ai pas le temps de coucher sur le papier l’amas tout aussi rapide de réflexions, que je note toujours mentalement afin de les insérer ici. Je comptais écrire à propos des Barnett et de la répulsion particulière que m’inspirent ceux qui trempent leurs doigts, tout fiers d’eux-mêmes, dans la substance de l’âme d’autrui. Les Barnett y étaient jusque par-dessus le coude, tout ensanglantés, s’il est possible pour des philanthropes de l’être, ce qui en fait d’excellents exemples ; et comme ils ne se posent pas de questions et n’ont rien de spéculatif, ils se découvrent presque au point de mettre à mal mon sens critique. Est-ce surtout du snobisme intellectuel qui fait que je les exècre ? Est-ce du snobisme de se sentir indigné quand elle dit « Alors je me suis approchée tout près des Grandes Portes » – ou quand elle songe que Dieu = bien, diable = mal ? Cette grossièreté de grain est-elle nécessairement liée au travail pour son prochain ? Et puis cette vigueur satisfaite d’eux-mêmes ! Jamais un doute sur la légitimité de ce qu’ils font – toujours une marche en avant insensible, si bien que, naturellement, tout ce qu’ils entreprennent prend une dimension colossale et une allure d’immense réussite. De plus, pourrait-on imaginer une femme de bon sens ou lucide citant de telles louanges à son propre génie ? Peut-être que la racine de tout cela réside dans l’adulation que leur témoignent des ignorants, et la facilité avec laquelle on impose sa volonté aux pauvres. Plus j’y pense, plus je hais toute forme de domination d’une personne sur une autre ; toute forme de direction, toute imposition de volonté. Enfin, mon sens littéraire est choqué par la facilité tranquille avec laquelle leur récit se déploie, pour aboutir à un succès si fleuri, telle une opulente pivoine. Mais je ne fais qu’effleurer la surface de ce que je ressens en face de ces deux épais volumes.

    Jeudi 27 mars.

    … Nuit et Jour que L. a passé les deux dernières matinées et soirées à lire. Je dois admettre que son verdict, finalement prononcé ce matin, me remplit d’un immense plaisir : à quel point devrais-je le tempérer, je l’ignore. À mon sens, N. & D. est un livre bien plus mature, achevé et satisfaisant que La Traversée des apparences; et il y a de bonnes raisons à cela. Je suppose que je m’expose à l’accusation de m’attarder sur des émotions qui n’ont pas vraiment d’importance. Je ne m’attends certainement pas à dépasser deux tirages. Et pourtant je ne peux m’empêcher de croire que, la littérature anglaise étant ce qu’elle est, je me débrouille plutôt bien en termes d’originalité et de sincérité, comparée à la plupart des auteurs actuels. L. trouve la philosophie très mélancolique. Elle rejoint un peu trop ce qu’il disait hier. Pour autant, si l’on doit s’intéresser aux gens à grande échelle et dire ce qu’on pense, comment échapper à la mélancolie ? Je ne me considère pas pour autant comme désespérée : c’est juste que le tableau est profondément étrange ; et comme les réponses actuelles ne conviennent pas, il faut en chercher de nouvelles, et le fait d’écarter l’ancien système sans être absolument sûr de ce qui va le remplacer est un processus triste. Pourtant, si on y réfléchit, quelles réponses proposent Arnold Bennett ou Thackeray, par exemple ? Des réponses heureuses – des solutions satisfaisantes – des réponses que l’on accepterait si l’on avait le moindre respect pour son âme ? À présent j’ai fini ce dernier pensum de dactylographie, et quand j’aurai gribouillé ces lignes, j’écrirai pour proposer lundi comme date de déjeuner avec Gerald. Je ne crois pas avoir jamais pris autant de plaisir à l’écriture que dans la seconde moitié de Nuit et Jour. En vérité, aucune partie ne m’a autant épuisée que La Traversée des apparences; et si cette aisance et cet intérêt personnels sont prometteurs, j’ose espérer qu’au moins certains y prendront du plaisir. Je me demande si je serai jamais capable de le relire ? Le moment viendra-t-il où je pourrai supporter de relire ce que j’ai écrit une fois imprimé, sans rougir—frissonner et avoir envie de me cacher ?

    Mercredi 2 avril.

    Hier, j’ai apporté Nuit et Jour à Gerald et j’ai eu avec lui un entretien à moitié domestique, à moitié professionnel dans son bureau. Je n’aime pas la façon qu’a le Clubman de considérer la littérature. D’une part, cela éveille en moi un désir violent de me vanter : je me suis vantée de Nessa, de Clive et de Leonard ; et de tout l’argent qu’ils gagnaient. Ensuite, nous avons défait le colis, et il a aimé le titre, mais a fait remarquer que Miss Maud Annesley avait un livre intitulé Nights and Days, ce qui pourrait poser problème avec Mudies. Mais il était certain qu’il souhaiterait le publier ; nous étions parfaitement d’accord ; et j’ai remarqué que chacun de ses cheveux était blanc, avec de l’espace entre eux, comme un champ semé bien trop clairsemé. J’ai pris le thé à Gordon Square.

    Samedi 12 avril.

    Ces dix minutes sont dérobées à Moll Flanders, que je n’ai pas réussi à terminer hier, contrairement à mon planning, cédant à l’envie d’arrêter de lire pour partir à Londres. Mais j’ai vu Londres, et plus particulièrement la vue des églises et des palais blancs de la ville depuis Hungerford Bridge, à travers les yeux de Defoe. J’ai vu les vieilles femmes qui vendaient des allumettes telles qu’il les eût décrites ; et la fille trempée qui fuyait la chaussée autour de St James’s Square m’a semblé tout droit sortie de Roxana ou de Moll Flanders. Oui, c’est assurément un grand écrivain pour encore imposer sa présence après deux siècles. Un grand écrivain – et Forster n’a jamais lu ses livres ! J’ai aperçu Forster m’appeler depuis la Bibliothèque alors que j’entrais. Nous nous sommes serré la main très chaleureusement ; et pourtant, j’ai toujours l’impression qu’il se replie, peut-être mal à l’aise, face à moi en tant que femme, femme intelligente, femme moderne. Sentant cela, je lui ai ordonné de lire Defoe, et j’ai filé, puis je me suis procuré plus de Defoe, ayant déjà acheté un volume chez Bickers en route.

    Jeudi 17 avril.

    Quoi qu’on puisse reprocher aux Strachey, leurs esprits restent une joie jusqu’au bout, si vifs, nets et habiles. Dois-je ajouter que je réserve les qualités que j’admire le plus à des gens qui ne sont pas des Strachey ? Il y a si longtemps que je n’ai pas vu Lytton que je me le représente trop à travers ses écrits, et son papier sur Lady Hester Stanhope n’était pas des meilleurs. Je pourrais remplir cette page de commérages sur les articles de chacun dans le Athenaeum ; puisque j’ai pris le thé avec Katherine hier, et Murry était là, la mine grise et maussade, reprenant vie seulement lorsque nous abordions son sujet de prédilection. Il a déjà la partialité jalouse d’un père pour son enfant. J’ai essayé d’être honnête, comme si l’honnêteté faisait partie de ma philosophie, et j’ai exprimé à quel point je n’avais pas aimé Grantorto sur les oiseaux qui sifflent, ni Lytton, etc. L’atmosphère masculine me déroute. Est-ce qu’ils ne nous font pas confiance ? nous méprisent ? et si oui, pourquoi restent-ils là pendant toute la durée de ma visite ? Le fait est que lorsque Murry assène la phrase masculine attendue sur Eliot, par exemple, rabaissant mon désir de savoir ce qu’il disait de moi, je ne me dérobe pas ; je me dis combien un abîme abrupt sépare l’intelligence des hommes, et comme ils sont fiers d’un point de vue qui s’apparente souvent à la bêtise. Je trouve bien plus facile de discuter avec Katherine ; elle donne et résiste comme je m’y attends ; nous avançons plus en moins de temps ; mais je respecte Murry. Je souhaite son estime. Heinemann a refusé les nouvelles de K.M. ; et elle était étrangement blessée que Roger ne l’ait pas invitée à sa soirée. Sa dure maîtrise de soi n’est qu’en surface.

    Dimanche de Pâques, 20 avril.

    Dans l’oisiveté qui suit la rédaction de tout long article – et Defoe est mon deuxième ‘leading article’ ce mois-ci – j’ai repris ce journal et, comme on le fait toujours en lisant ses propres écrits, je l’ai parcouru avec une sorte d’intensité coupable. J’avoue que le style brouillon et aléatoire, souvent grammaticalement bancal, réclamant clairement qu’on corrige un mot, m’a quelque peu affligée. Je m’efforce de dire à celle de mes futures moi qui le lirait plus tard que je sais écrire bien mieux que cela ; je ne consacre pas beaucoup de temps à ces pages ; et je lui interdis de les montrer au regard d’autrui. Je peux toutefois y ajouter mon petit compliment : elles ont une spontanéité et une vitalité, et parfois elles touchent involontairement en plein dans le mille. Mais l’essentiel, c’est que je sois convaincue que l’habitude d’écrire ainsi, pour moi seule, est un bon exercice. Cela délie les articulations. Peu importe les ratés et les maladresses. À ce rythme effréné où je vais, je suis contrainte de saisir les mots, de les choisir et de les lancer sans plus d’hésitation que celle requise pour tremper la plume dans l’encrier. Je suis persuadée que, l’an dernier, j’ai acquis une certaine aisance dans ma plume professionnelle, que j’attribue à ces petites demi-heures improvisées après le thé. Et puis il se dessine devant moi la silhouette de quelque forme que pourrait prendre un journal. Je pourrais, avec le temps, découvrir ce qu’on peut faire de cette matière éparse et flottante de la vie; et y trouver un usage distinct de celui que j’en fais, de façon bien plus consciente et soigneuse, dans la fiction. Quel genre de journal aimerais-je écrire ? Quelque chose d’assez souple, sans pour autant être bâclé, suffisamment élastique pour accueillir tout et n’importe quoi d’important, de léger ou de beau qui me traverse l’esprit. J’aimerais qu’il ressemble à un vieux meuble au grand tiroir, ou à un sac sans fin dans lequel on jette une foule de bric-à-brac, sans y regarder de trop près. J’aimerais y revenir après un an ou deux et découvrir que tout s’est trié, épuré et fondu, comme ces dépôts le font mystérieusement, pour former une substance compacte, assez claire pour refléter la lumière de notre existence, mais restant calme, un composé à la distance presque artistique. L’essentiel, je crois après avoir relu mes vieux volumes, c’est de ne pas jouer le rôle du censeur, d’écrire selon l’humeur, et de tout accepter, car j’ai noté combien j’étais attirée par les choses mises pêle-mêle. J’y discerne parfois la signification, alors que je ne la remarquais pas sur le moment. Toutefois, l’écriture en roue libre devient vite négligée. Un petit effort est nécessaire pour faire face à un caractère ou un événement qui doit être noté. Et on ne peut non plus laisser sa plume courir sans discernement de peur de finir aussi relâché et brouillon que Vernon Lee. Ses articulations sont trop lâches pour mon goût.

    Lundi 12 mai.

    Nous sommes en pleine saison des parutions ; Murry, Eliot et moi sommes livrés au public dès ce matin. C’est peut-être pour cela que je me sens légèrement, mais sûrement, déprimée. J’ai lu un exemplaire relié de Kew Gardens en entier ; j’ai repoussé cette tâche redoutée jusqu’à ce qu’il soit achevé. Le résultat me paraît flou. Je trouve cela léger et bref ; je ne vois pas ce qui a fait une si forte impression sur Leonard. Selon lui, c’est le meilleur court texte que j’aie jamais écrit ; et c’est ce jugement qui m’a poussée à relire Mark on the Wall, où j’ai repéré pas mal de défauts. Comme l’a dit un jour Sydney Waterlow, le pire avec l’écriture, c’est qu’on dépend tellement des éloges. Je suis presque sûre que je n’en aurai aucun pour cette nouvelle ; et oui, cela me chiffonnera un peu. Sans louanges, il m’est plus difficile de commencer à écrire le matin ; mais cet abattement ne dure que trente minutes, et dès que je commence, j’oublie tout. Il faudrait viser, sérieusement, à ignorer les hauts et les bas, les compliments ou le silence ; Murry et Eliot qui se vendent, et pas moi ; le fait essentiel reste immuable, c’est celui de mon propre plaisir à écrire. Et puis ces brouillards de l’âme ont sûrement d’autres causes, dissimulées profondément. Il doit y avoir un flux et reflux de la vie qui explique tout cela ; mais ce qui déclenche l’un ou l’autre, je l’ignore.

    Mardi 10 juin.

    Je dois employer ces quinze minutes avant le dîner pour continuer, et combler le grand fossé. Nous venons tout juste du Club ; nous avons demandé un retirage du Mark on the Wall au Pelican Press ; et nous avons pris le thé avec James. Sa nouvelle, c’est que Maynard, écoeuré par les termes de la paix, a démissionné, balayant la poussière du pouvoir de ses chaussures, et qu’il redevient désormais un personnage académique à Cambridge. Mais je dois maintenant chanter mes propres louanges, car j’en étais à raconter que nous sommes revenus d’Asheham pour trouver la table de l’entrée couverte, encombrée de commandes pour Kew Gardens. Elles encombraient également le canapé, et nous les avons ouvertes par intermittence au fil du dîner, pour finalement nous disputer, je regrette de le dire, parce que nous étions tous deux fébriles et que notre exaltation divergente, attisée par la critique de Charleston, a explosé. Toutes ces commandes – environ 150, venant de librairies ou de particuliers – proviennent d’une chronique dans le Lit. Sup., probablement signée Logan, où l’on m’a attribué autant de louanges que je pouvais en rêver. Et il y a dix jours, j’étais pourtant prête à faire face stoïquement à l’échec total ! Le plaisir de cette réussite a été fortement compromis, d’abord par notre dispute, ensuite par la nécessité de préparer une grosse centaine d’exemplaires – couper les couvertures, imprimer les étiquettes, encoller les dos et finalement expédier tout cela –, ce qui a pris tout mon temps libre et même plus, jusqu’à maintenant. Mais quel déluge de réussite pendant ces jours-là ! Qui plus est, j’ai reçu une lettre de Macmillan à New York, très impressionné par La Traversée des apparences, et demandant à lire Nuit et Jour. Je crois que le ressort du plaisir peut aisément s’émousser. J’aime bien les petites gorgées, mais il faudra que j’examine tranquillement la psychologie de la renommée. J’ai l’impression que les amis ternissent un peu la nouveauté. Lytton est venu déjeuner ici samedi avec les Webb, et lorsque je lui ai annoncé mes divers triomphes, ai-je imaginé une petite ombre, aussitôt dissipée, mais qui a tout de même voilé mon fruit radieux ? Eh bien, quand Lytton parle de ses succès, je réagis un peu de même. Il ne m’est pas si agréable de l’entendre se féliciter qu’un exemplaire de Eminent Victorians ait été annoté et marqué d’initiales « M » ou « H » par M. ou Mme Asquith. Pourtant, cela a manifestement éveillé chez lui une douce satisfaction. Le déjeuner a été réussi. Nous avons mangé dans le jardin, et Lytton a mené la conversation avec la grâce qu’on lui connaît, et un aplomb accru. « Mais je ne m’intéresse pas à l’Irlande *

    Samedi 19 juillet.

    On devrait sans doute dire quelque chose au sujet de la journée de la Paix, mais je ne suis pas certaine que cela vaille la peine de prendre une plume neuve pour autant. Je suis installée, coincée près de la fenêtre, et je reçois presque sur la tête l’averse régulière qui tambourine sur les feuilles. D’ici dix minutes à peine, la procession de Richmond doit commencer. Je crains qu’il n’y ait guère de spectateurs pour applaudir les conseillers municipaux, habillés pour avoir l’air solennels, défilant dans les rues. Je ressens le tissu hollandais sur les chaises ; la sensation d’être restée en arrière, alors que tout le monde est parti à la campagne. Je me sens désolée, poussiéreuse, désenchantée. Bien sûr, nous n’avons pas assisté au défilé. Tout juste avons-nous remarqué les poubelles qui l’entouraient. La pluie n’a commencé qu’une demi-heure plus tôt. Les domestiques, en revanche, ont passé une matinée triomphante. Ils se sont postés sur le pont de Vauxhall et ont vu tout le spectacle. Généraux et soldats, chars et infirmières, fanfares – il leur a fallu deux heures pour passer. Selon eux, c’était le plus beau spectacle de leur vie. Avec le raid Zeppelin, cela fera un grand chapitre dans l’histoire de la famille Boxall. Mais je ne sais pas… Il me semble que c’est avant tout une fête de domestiques, quelque chose de monté de toutes pièces histoire de calmer et de flatter « le peuple » – et maintenant la pluie vient tout gâcher ; il leur faudra peut-être prévoir encore quelque chose d’autre pour les contenter. Voilà sans doute pourquoi je suis si désenchantée. Toute cette mise en scène semble calculée, politicarde et peu sincère. En outre, elle se fait sans beauté ni réelle spontanéité. Il y a des drapeaux, çà et là ; nous avons nous-mêmes ce que les domestiques, par snobisme je pense, ont insisté pour acheter afin de nous « surprendre ». Hier à Londres, on retrouvait ces mêmes foules congestionnées, collantes, traînant lentement autour de Trafalgar Square et vacillant sur les trottoirs alentour, tels de lourds essaims d’abeilles trempées. La seule chose un tant soit peu plaisante que j’aie vue tenait plus au petit souffle de vent qu’au talent décoratif : des banderoles en forme de longues langues, attachées au sommet de la colonne de Nelson, claquaient dans l’air, s’enroulant et se déroulant, telles d’immenses langues de dragons, avec une lenteur et une élégance ondoyante. Hormis cela, les théâtres et music-halls étaient seulement ornés de grossiers lampions en verre, déjà tout illuminés – sans doute on aurait pu exploiter la lumière de façon plus ingénieuse. Pourtant la nuit était lourde et magnifique, et nous avons été tenus éveillés un moment après nous être couchés par l’explosion des fusées qui, l’espace d’un instant, éclairaient la chambre. (Et maintenant, sous cette pluie, sous ce ciel gris-brun, les cloches de Richmond retentissent – mais les cloches d’église me rappellent seulement les mariages ou les offices religieux.) Je ne peux nier me sentir un peu mesquine à décrire tout cela si lugubrement, alors que nous sommes censés faire semblant d’être contents et de passer un bon moment. Comme un anniversaire où, pour je ne sais quelle raison, tout tourne mal, et où, par principe, on fait semblant d’être satisfait. Des années plus tard, on peut avouer quelle sinistre mascarade c’était ; et si, dans quelques années, ces foules complaisantes reconnaissent qu’elles aussi ont entrevu la vérité et qu’elles ne veulent plus de ces simagrées – eh bien – serais-je plus gaie ? Je crois que le dîner donné au 1917 Club et le discours de Mme Besant ont définitivement fait tomber les derniers grains de dorure s’il en restait. Hobson s’est montré sardonique. Elle – une vieille dame massive, à l’air grognon, avec une grande tête cependant, couverte d’épais cheveux blancs bouclés – a commencé en comparant Londres, parée de ses atours, à Lahore. Puis elle nous a fustigés pour notre comportement vis-à-vis de l’Inde, se considérant, manifestement, comme l’une d’entre eux et pas des nôtres. Je ne pense pas qu’elle ait solidement étayé ses propos, même si, en surface, tout semblait plausible et que le 1917 Club a applaudi et acquiescé sans retenue. Quand j’écoute un orateur, j’ai toujours tendance à juger de ses paroles comme s’il s’agissait d’un texte écrit, et donc ses figures de style, qu’elle agitait de temps à autre, m’ont paru terriblement artificielles. Pour moi, cela devient de plus en plus évident que les seuls êtres sincères sont les artistes, et que tous ces réformateurs sociaux et ces philanthropes finissent par partir en vrille, porteurs de tant de désirs inavouables derrière ce masque d’amour pour leurs semblables, qu’au final ils suscitent plus de reproches que nous. Et si j’étais l’une d’entre eux ?

    Dimanche 20 juillet.

    Peut-être vais-je achever le récit des célébrations de la Paix. Comme nous sommes grégaires au final ! – même les plus désabusés. Bref, après avoir boudé la parade et les cloches de la Paix toute la journée, j’ai commencé, après le dîner, à me dire que si quelque chose se passait, je ferais peut-être bien d’y participer. J’ai extirpé ce pauvre L. et jeté au diable mon Walpole. D’abord, j’ai allumé une rangée de lampes en verre et constaté que la pluie avait cessé ; nous sommes sortis juste avant le thé. Depuis un moment déjà, les explosions laissaient deviner des feux d’artifice. Les portes du pub à l’angle étaient grandes ouvertes, la salle bondée ; des couples y valsaient ; on chantait, faiblement, comme s’il fallait être ivre pour chanter. Des grappes de gamins porteurs de lanternes arpentaient la pelouse, brandissant des bâtons. Peu de boutiques s’étaient vues offrir le luxe de l’éclairage électrique. J’ai même croisé une dame de la haute, ivre morte, soutenue par deux messieurs qui l’étaient à moitié. Nous avons suivi un petit flux de gens qui montaient la colline. Les illuminations se faisaient rares à mi-parcours, mais

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