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Vents et Marées
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Vents et Marées
Livre électronique452 pages5 heures

Vents et Marées

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À propos de ce livre électronique

Paris, 13 novembre 2015 : dans la douceur d'une soirée, des rafales de tirs viennent frapper le cœur d'une terrasse de café, où un éditeur et une femme échangent des mots, tissant des rêves autour d'un manuscrit. Les pages, emportées par le vent de la tragédie, s'éparpillent comme des feuilles d'automne. Sous le poids de cette douleur, les éclats de l'écriture continuent de scintiller. Ainsi naît un roman, une odyssée lumineuse qui suit deux orphelins en quête de refuge et l'éveil d'une jeune voix littéraire.
LangueFrançais
ÉditeurLe Lion Z’Ailé de Waterloo
Date de sortie4 déc. 2025
ISBN9782390660699
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    Aperçu du livre

    Vents et Marées - Anne Hubert

    LIVRE PREMIER

    QUAND LES FEUILLES S’ENVOLENT

    MERCREDI 29

    PROLOGUE

    Sophie Bernard avançait dans un sombre nuage ouaté, comme au ralenti, les oreilles bouchées, la gorge sèche. Seul le rai de lumière jaune, oblique, au fond du couloir, dessiné par la porte entrouverte l’attirait, tel un aimant. Ce couloir qu’elle connaissait pourtant bien semblait, ce soir, interminable.

    Pierre cheminait à ses côtés ; tenait-il sa main dans la sienne ? Sans doute, elle ne savait plus.

    Enfin, elle arriva devant la porte, hésita, puis entra dans la chambre, consciente tout à coup des battements effrénés de son cœur et de ses tempes.

    Et là, crûment, la scène s’imposa dans une violence muette : Monique gisait, stupéfaite, en travers du grand lit, vêtue d’un pauvre pyjama fané, les yeux mi-clos, les cheveux ébouriffés. Le petit col rond, un col rose et bleu d’adolescente, chiffonné, encadrait le visage happé par la mort ; la vie semblait l’avoir quitté lors d’une inspiration, les narines pincées vers le ciel y cherchaient un quelconque souffle, la bouche arrondie exprimait la surprise d’une conversation interrompue, et les yeux entre les paupières, à peine jointes, regardaient, vides et étonnés, vers un passé encore si proche.

    La chambre tout entière était pétrifiée.

    Posé sur la table de chevet, le réveil doré de Monique respirait de sa mécanique imperturbable.

    Sophie ne parvenait pas à détacher les yeux du lit, du corps, des mains inertes.

    Les toucher ? Les caresser ? Elle n’osait affronter la froideur livide de cette peau si douce, il y avait quelques heures encore. Se coucher là, à côté de Monique, l’embrasser pour la rassurer, la consoler.

    Sophie voulut s’élancer vers le lit, mais Pierre la prit doucement par les épaules, puis dans ses bras, et, alors seulement, une mer de larmes lui vint aux paupières.

    Elle parvint enfin à cesser de regarder sa mère, se retourna vers Pierre : il pleurait aussi.

    TEMPUS FUGIT

    Heures bénédictines de chantante sérénité

    Vous vous envolez outre les voûtes de pierre

    Vous nous détachez des troubles d’ici-bas

    Prime, laudes, tierce,

    Vous annoncez l’aube, la lumière qui pointe,

    L’enfance et la jeunesse

    Entre sexte et none

    Vous scandez le mitan du jour,

    C’est midi qui carillonne

    Vêpres et complies,

    Vous accompagnez le crépuscule, la vesprée,

    L’automne de la vie

    Heures bénédictines,

    Que vous soyez celles d’un jour

    Ou celles de toute une existence,

    Que vous comptiez les saisons du bonheur

    Ou du malheur les pages terribles

    Vos voix qui s’élèvent portent l’aérienne espérance.

    LAUDES

    Sept heures.

    Sept heures puisque mon réveil carillonne.

    Le jour point entre les tentures, un jour de septembre à la lumière grisâtre.

    Je jette un coup d’œil amical vers l’engin qui s’époumone ; il m’accompagne depuis l’enfance, avec sa face toute ronde et ses dorures usées. Chaque matin, son tintement aigrelet, enjôleur et désuet m’appelle hors de mon sommeil déjà plus léger.

    Je n’ai jamais eu de difficultés à me lever, peut-être grâce à lui, jamais je n’ai voulu le remplacer.

    Sophie m’a offert il y a quelques années un réveil digital « pour me rajeunir » : les chiffres colorés rouges me fixaient bêtement la nuit en clignotant. Puis Jean a cru bon de me gratifier d’un radio-réveil qui était censé opérer en douceur, débitant les infos du matin que j’aurais pourtant tout le loisir d’écouter pendant la journée. Je me suis excusée auprès d’eux, j’en suis revenue à mon vieil ami, le réveil mécanique, que je remonte tendrement tous les soirs en me couchant.

    Voilà qu’il continue à se faire entendre, il tressaute sur la table de chevet, impatient. Je le prends en main doucement, l’enferme entre mes deux paumes : je le sens grésiller désespérément, je le serre plus fort pour l’assourdir, Jean dort ! Il crachote, ses soupirs se font plus courts, plus graves. Il s’étouffe, il se tait. Je le replace sans un bruit à côté de moi, et je sens, comme chaque matin, mes jambes fourmiller.

    Par habitude, je me dresse, je m’assieds, prête à me lever. Mais un inconfort étrange m’envahit, annule mon élan : je réalise que je me suis endormie hier soir avec un souci.

    Pour l’instant, ce souci est vague et tout à fait abstrait : je sais que quelque chose m’inquiétait, mais je ne parviens plus à y mettre un nom… Je ne dois pas être bien réveillée, mon esprit est toujours embrumé de sommeil, je suis encore fatiguée.

    Un peu.

    Je me recouche prudemment pour ne pas éveiller Jean. Il ronfle légèrement, j’en souris. J’attire à moi la couette moelleuse et m’y pelotonne frileusement : après tout, la soirée a été longue. Quel est donc ce poids obscur qui s’impose à mon esprit ? J’essaye de me concentrer, de réfléchir, de trouver ; et je referme les yeux sur la clarté.

    Je passe un bras sous l’oreiller, je déplisse mon pyjama pour me lover au cœur du lit ; doucement, de l’autre main, je tâte mes hanches, puis mon ventre, jusqu’à la toison pubienne ainsi que je le fais parfois au réveil ; je m’assure de la finesse de ma taille après une soirée plus gastronomique que d’habitude. J’ai toujours été obsédée par ma ligne, j’y tiens, comme à la prunelle de mes yeux.

    Avoir l’impression de m’envelopper, de m’empâter, quelle horreur ! Cela suffit à me mettre de mauvaise humeur le matin. Pas terrible, aujourd’hui… Trop mangé hier soir, et un peu trop bu aussi. C’est vrai, Jean est revenu plus tôt de ses cours avec une surprise.

    Chargé d’une bouteille de champagne, il a fait irruption dans la cuisine avec des airs de conspirateur ; il avait aussi acheté des huîtres, des fromages, et puis quelques pâtisseries, tout cela pour fêter mon anniversaire entre nous, avant de le fêter avec Sophie et Pierre.

    Je me remets debout, énervée, entièrement réveillée, je rejette cette couette trop chaude ; ai-je réveillé Jean ? Non, il dort toujours, du même sommeil sonore.

    Je ne revêts pas mon peignoir, il m’entrave, j’ai envie de bouger, d’être efficace. Je me dirige vers la cuisine pour me livrer à mon rituel matinal favori : la préparation méticuleuse du café. Tout ira mieux après.

    Depuis des années, je tiens à ce moment de solitude active, à ces gestes machinaux de ménagère dans un appartement quiet et ensommeillé.

    Dans quelques minutes, la bouilloire chantera, je verserai de l’eau sur le café moulu, il gonflera alors lentement, de façon uniforme, se tendra goulûment vers mes narines avides d’arôme, et je subtiliserai avec un brin de culpabilité la première tasse, la meilleure.

    Je la boirai brûlante : c’est mon plaisir gourmand quotidien, mon secret, mon petit monde privé.

    Oui, dans un moment, je serai rassurée, la journée pourra commencer.

    J’entre dans la cuisine, je reste sur le seuil, découragée : les reliefs du repas d’hier me narguent, les flûtes à champagne se dressent, embuées, sur la table ; les assiettes sales, vaguement empilées, me reprochent ma lassitude de ne pas les avoir rincées, rangées.

    Je contemple ce désordre, agressive.

    Je ne sais par où commencer : la vaisselle ? Le café ? Décidément, rien ne va, ce matin. Café d’abord ; Jean va se lever, il va s’étonner que le petit déjeuner ne soit pas prêt.

    Ce que je fais tous les jours me paraît aujourd’hui une montagne, je n’ai pas d’énergie pour la grimper.

    Je m’active autour de l’eau, de la cafetière, je suis gênée dans mes mouvements par tout ce désordre, les coquilles d’huîtres exhalent leur odeur de vieille marée dans la poubelle. Je leur en veux, j’en veux à la Terre entière.

    Bientôt, je me verse ma première tasse.

    Insipide.

    Je dresse la table du petit déjeuner à la va-vite et prépare aussi le lunch de Jean dans une boîte à tartines qui a au moins le même âge que mon réveil : deux tartines, une au jambon, une au fromage, routine sécurisante, pas difficile.

    Tu arrives, ensommeillé, légèrement hirsute, un vague sourire au coin des lèvres.

    – Coucou, mon Ki…

    Je fonds.

    Tu m’as appelée si vite comme cela ! J’ai toujours détesté ce vilain prénom de Monique dont les parents m’ont affublée sans réfléchir à sa banalité.

    Pour ma sœur, ils ont été plus inspirés : Caroline, c’est original, rond.

    Toi, tu as trouvé Ki un jour, après un cours d’histoire… Je suis devenue Ki pour toi, puis pour les amis, et même pour les parents. Ils avaient certes manqué d’imagination à ma naissance, mais, dans la vie quotidienne, ils brillaient d’ouverture.

    Ki, c’est rapide, pétillant, c’est moi.

    Tu t’assieds, tu me regardes lentement :

    – Tu n’as pas du tout l’air en forme, ce matin.

    Je plaide :

    – Je ne sais pas, pas d’allant, un peu la nausée. La fatigue sans doute…

    Tu plonges ton regard dans le mien :

    – Tu n’as pas passé une bonne soirée ? Pourtant Juliette…

    D’un coup, le poids anonyme qui encombre ma pensée depuis le réveil, ce mal-être sourd, obscur trouve son nom, enfoui au-delà de ma conscience : ce nom refait surface, c’est elle.

    Je me sens délivrée, un court instant, puis plus abattue encore. Je me précipite :

    – Quoi, Juliette ?

    – Elle a été sympa de venir partager notre repas, et de te fêter, non ? Grâce à elle, notre soirée a été intéressante, elle ne manque jamais de conversation ! Elle est tellement passionnée par son métier, et puis, quelle intelligence !

    Je ne peux qu’admettre cette tirade admirative. Je te sers ton café noir, comme tu l’aimes, trop lasse pour polémiquer. Tu me remercies d’un sourire fatigué.

    Nous mangeons alors en silence, ce qui est devenu une habitude. Sommes-nous déjà un vieux couple où tout a été dit ? Vingt-cinq ans, cela commence à compter.

    C’est vrai qu’hier, nous n’avons pas arrêté de bavarder, grâce à Juliette.

    C’est ce que tu as voulu dire.

    Sans doute. Sans aucun doute.

    Tu quittes la table pour aller t’habiller avant de partir pour la faculté sans te retourner vers moi, et tu me lances :

    – Ce soir, je reviendrai plus tard, des examens à corriger. Tu penseras à moi, ces étudiants ne brillent pas tous, j’aurai sûrement des perles à te raconter tout à l’heure.

    Tu n’es pas encore très loin, déjà je me sens affreusement seule. Comment n’as-tu pas deviné mon désarroi quand tu as prononcé, dès ta première phrase du matin, ce prénom féminin ?

    J’ai la tête lourde. Je pose mon front sur mes paumes, j’enfonce mes poings dans mes orbites, qui s’en creusent davantage.

    Juliette… C’est vrai, tu étais là hier soir, entre nous deux, je t’avais complètement gommée ! Curieux. Tu es souvent présente, pourtant, tu fais partie du paysage, et même de la famille, Sophie est ta filleule !

    Une grande copine, Juliette, depuis la fac. Pas de mari, pas d’enfant, mais une carrière : assistante brillante dans le département de philo et lettres.

    À la Sorbonne, elle travaille dans le sillage de Jean, son métier l’absorbe tout entière, elle parle bien, je suis presque sûre qu’elle écrit aussi, pour elle, sans vouloir publier.

    Elle étonne de discrétion : sa vie personnelle est savamment entourée d’un halo mystérieux que même ses amis proches ne sont pas invités à percer.

    Ce mystère est sublimé par sa voix : un timbre aigu, qui fléchit parfois jusqu’à se perdre dans un souffle, qui semble alors la lâcher dans l’effort, puis repart vers le haut en inspirant, avec, je le confesse, un charme éthéré.

    Tu es une énigme, Juliette.

    Pour la première fois, je me sens trahie, confusément. Je me souviens maintenant clairement de la soirée : je me persuade d’avoir perçu des regards appuyés entre Jean et Juliette. Jusqu’à présent, les regards de mon mari m’appartenaient, à moi seule.

    – Toi, ça ne va vraiment pas…

    Je sursaute. Je suis restée attablée devant mon café qui refroidit, ce que je déteste.

    Tu es arrivé derrière moi, et tu as posé tendrement les mains sur mes épaules.

    – Tu n’as pas bonne mine, continues-tu en posant sur moi tes yeux pénétrants et doux.

    Je me sens transportée d’amour pour toi, je me niche dans tes bras, tu m’accueilles dans ton odeur fraîche d’eau de Cologne du matin, tu prends mon menton entre ton pouce et ton index et tu me prescris d’un ton docte :

    – Repose-toi aujourd’hui, je te le demande, tu n’as rien à faire de spécial. Tu me promets de te recoucher un peu ?

    Je promets.

    – Bon, je file, il est grand temps.

    Tu enfiles ton veston vert que j’adore : il dessine ta carrure d’homme, je me sens encore plus amoureuse de toi quand tu le portes, c’est physique.

    Je m’étrangle piteusement dans quelques larmes que je cache :

    – Attends… tes tartines ! Tu les oublies !

    – Oui, c’est vrai !

    Tu te ravises, à peine gêné :

    – Et puis, non, on a prévu d’aller croquer une salade au Bonaparte à midi, avec toute l’équipe !

    Tu reviens sur tes pas, suppliant :

    – Viens nous rejoindre vers midi trente ! D’ici là, repose-toi, fais-toi toute belle. On discutera tous ensemble, j’aime tes idées, tu le sais ! Je dois actualiser le cours de littérature contemporaine pour la rentrée et tu t’y connais ! Tu viendras ?

    – Peut-être…

    – Je t’attendrai comme un amoureux transi. Je suis si fier de toi, je t’aime !

    Je me reproche de trouver cet élan légèrement comédien.

    Après un long baiser sur mes lèvres indécises, tu claques la porte, emportant ton eau de Cologne, ton veston, ton ardeur, ta voix claire.

    Le vide.

    Je n’irai pas au Bonaparte, je suis en dehors du coup. Je mangerai tes deux tartines, c’est du gaspillage, pensé-je, irritée, mue par un réflexe idiot de petite bourgeoise économe et déprimée.

    Je me lève, je vais, je viens, sans but, pieds nus dans la salle à manger, puis dans le salon. J’ai toujours aimé le contact du sol avec la plante du pied : toucher d’abord par le talon puis les orteils un sol carrelé poli et froid, ou un plancher ciré, plus tiède me donne l’assurance d’être saine, solide, confiante, debout.

    Aujourd’hui, ce contact me glace, ralentit mes mouvements. Mes pas hésitants me mènent à la fenêtre : le soleil est sorti de sa timidité, il entre franchement dans la pièce jusqu’à l’inonder. J’ouvre la croisée, avide de sentir l’air frais du matin sur mon visage.

    J’y cherche un bain de jouvence.

    PRIME

    Je suis assaillie par le pépiement énervé des moineaux qui s’en donnent à cœur joie. Au loin, une colombe roucoule. Un joggeur méthodique arpente le jardin du Luxembourg avec application.

    La brise matinale s’empare des premières feuilles mortes : elles courent en saccades, mutines, s’envolent légèrement pour se poser plus loin, plus près, elles jouent.

    J’inspire profondément, l’air coule entre mes seins et je frissonne ; je tiens bon pourtant, je m’apaise. Mes pensées deviennent aussi légères que les feuilles rousses, elles défilent en se fondant les unes dans les autres, elles ne s’entrechoquent plus.

    La colombe se fait toujours entendre, et maintenant, je l’écoute. J’écoute sa ritournelle en trois tons : rou-cou-ler, c’est doux, on dit d’ailleurs que les amoureux roucoulent…

    Je suis « à la mer », la mer du Nord, celle qu’on appelle chez nous « la mer », tout simplement parce qu’il n’y en a qu’une.

    Les grandes vacances ont commencé. Avant-hier.

    Les colombes roucoulent tandis que je m’éveille à côté de Caroline.

    Ce n’est pas un chant, mais un appel, le signe qu’une nouvelle journée de vacances s’ouvre, que dehors est là, sous la fenêtre entrouverte, derrière les rideaux fermés qui tremblent légèrement dans le vent du matin.

    Aujourd’hui, la même odeur humide et fraîche des premières heures de la journée, une odeur d’air pur, presque transparent ravive mes souvenirs d’enfance insouciante : derrière le chant de la colombe, le cri rieur d’un enfant dans le jardin, le grésillement d’une bicyclette sur la dolomie des allées, j’entends Caroline s’étirer :

    – Tu lis ?

    Oui, je lis, bien sûr… Je sais, je l’ennuie à lire sans arrêt, elle, elle ne rêve que de jouer, de jouer à tout, mais surtout avec rien : des bouts de ficelle, des bouchons, des morceaux de tissu, bricoler du papier mâché, donner forme et vie à des marionnettes de pacotille. Elle adore dessiner aussi, elle veut devenir artiste peintre. Moi, je serai écrivain… ou en tous cas libraire, pour pouvoir lire les livres des autres à défaut d’en écrire moi-même.

    Je lis depuis toujours.

    J’ai d’abord découvert, d’un index concentré, mot après mot, les frasques de Sophie contées par Madame de Ségur. Puis, enhardie, je me suis enivrée de pages aventurières, les photographiant fiévreusement comme un reporter zélé, les survolant de plus en plus vite.

    Trop vite.

    Adolescente, je suis alors entrée dans le monde des auteurs classiques avec une curiosité teintée de respect, puis d’un plaisir intense : Hugo, Zola et Balzac m’ont fait vivre au XIXe siècle durant de longues heures très courtes.

    Je lis depuis toujours.

    Les années de philologie romane m’ont appris à lire plus lentement, plus patiemment, à disséquer un texte jusqu’à son squelette ; à remonter vers la source des mots, à recomposer leur histoire au gré des coutumes et des modes ; à lire avec effort et déplaisir parfois.

    Je lis depuis toujours.

    Depuis des semaines, ou plutôt des mois, je ne sais pas ce qui m’arrive, je lis de moins en moins. Je vois pourtant les livres sur le petit bureau adossé au canapé : ils s’amoncellent en piles élégantes par leur désordre : enchevêtrés, tête-bêche, posés négligemment les uns sur les autres, abandonnés et puis repris, par Jean, par moi, par Sophie, par Pierre… par Juliette aussi.

    Ils m’invitent alors à m’asseoir, à les ouvrir ; je consens à me poser, et j’en ouvre un au hasard.

    Je le regarde d’abord, puis je l’écoute.

    Parfois les pages trop neuves se dressent sous l’emprise de la reliure : elles crissent sèchement sous mes doigts, l’odeur de l’encre d’imprimerie, trop récente encore, m’indispose, me fait refermer le volume acheté par Jean il y a deux jours.

    Parfois, j’en prends un autre que je connais, un ancien, qui s’ouvre facilement ; son papier jauni fait un bruit plus mat, plus gras quand je tourne les pages ; il exhale une odeur piquante, poussiéreuse.

    J’aime.

    J’essaie de lire, les phrases défilent sous mes yeux, je ne les comprends pas. Arrivée au bas d’une page, je dois la relire en me concentrant, cela m’agace, cela ne m’intéresse plus.

    Je referme le livre en me reprochant de le claquer sans le ménager. Il m’arrive aussi de plus en plus souvent d’éviter la vue des livres, de passer rapidement dans le salon sans m’y attarder : l’anxiété d’ouvrir des pages que je lirai mécaniquement et qui me resteront étrangères inhibe ma volonté, mon élan, mon goût de la lecture.

    Je lisais depuis toujours, mais je ne lis plus.

    Est-ce cet amer constat qui me fait frissonner à nouveau ? Je suis encore devant la fenêtre grande ouverte, en pyjama, à laisser couler en moi l’air liquide du matin.

    Voici la dame du dessous qui quitte bravement l’immeuble en conquérante : imperméable gris, sac gris, une symphonie en gris égayée par une seule note de couleur : son chapeau, une cloche aubergine élégante, légère et amusante.

    Elle relève la tête, m’aperçoit, accoudée : d’en bas, elle m’adresse alors un sourire souligné par une touche de rouge à lèvres assortie au chapeau, c’est son sourire-lumière, je le connais bien, je dirais que je ne la connais que grâce à son sourire qui ne la quitte jamais, il fait partie d’elle du matin au soir, il éclaire ses traits et jette des étincelles dans ses yeux noisette.

    Elle me crie alors de sa voix gouailleuse de titi :

    – Prenez pas froid !Je hoche la tête d’un air entendu, lui rendant un sourire, le mien, que j’essaie d’esquisser le plus lumineux possible lui aussi. Et elle s’en va, accompagnant le roulement doux de son caddie sur le large trottoir lisse. Bientôt, je ne vois plus qu’une tache aubergine qui sautille de loin en loin et disparaît à gauche vers Saint-Sulpice.

    Bon, elle a raison, je vais m’habiller. Je referme la fenêtre à regret sur la colombe et son roucoulement paisible, sur la dame, sur son sourire désarmant : mentalement, je leur dédie une louange, je me sens plus sereine, et aussi plus énergique que tout à l’heure.

    TIERCE

    Assez rêvassé, assez traîné, je dois agir, j’en ai marre d’être toujours en pyjama à cette heure.

    Au fait, quelle heure est-il ? Je vérifie : dix heures. Il y a déjà une bonne heure que Jean est parti travailler.

    Jean… De quoi m’a-t-il parlé avant de partir ? Oui, d’une salade au Bonaparte… Je sens une petite morsure piquante dans la poitrine, mon pouls s’accélère, je m’inquiète, j’ai mal : Juliette sera sûrement là aussi, il m’a parlé de « toute l’équipe ». Je dois me faire violence, je vais y aller, il faut que je joue le jeu, même si, au fond, je n’ai aucun désir de sortir.

    Ni de me montrer.

    Je m’ordonne à mi-voix : la douche d’abord, vivifiante, avec un gel d’enfer, qui embaume, qui laisse un sillage… bleu. Puis le brushing, rapide, précis, suivi du maquillage léger, mais étudié : je serai transformée, je me sentirai jeune, je me sentirai bien, mes envies casanières seront envolées.

    Ne pas oublier les lentilles, surtout pas de lunettes, elles me rendent banale. Puis choisir la tenue.

    Non, la choisir avant la douche, je l’enfilerai encore fraîche, un peu humide même, sans hésiter.

    Terminer par les chaussures, à talons, et je serai prête pour frimer. Jean sera content de me voir, il me l’a dit, je sais qu’il a besoin de moi, comme moi de lui. Je m’ordonne de ne plus penser à Juliette, de chasser mes stupides idées de regards entre Jean et elle, et je me dirige vers notre chambre d’un pas assuré.

    En passant, je m’efforce de ne pas regarder le désordre de la cuisine que, d’ordinaire, je me hâte de faire disparaître ; mettre de l’ordre sur moi, en moi me semble plus urgent.

    Dans l’office, la corbeille de fruits m’attire : elle est remplie d’oranges qui imprègnent l’atmosphère d’un parfum obsédant doux-amer.

    Je m’y abandonne avec ravissement.

    J’ai sept ans, je descends prudemment avec Caroline l’escalier en colimaçon qui dégringole vers le centre névralgique de la maison familiale : la pièce qui sert à la fois d’arrière-boutique, de salon, de salle à manger, de bureau, la pièce où nous vivons.

    L’escalier craque sous nos pantoufles, tout est calme, tout est sombre encore ; la maison, endormie sous l’hiver qui se lève tard et se couche tôt, est emplie d’odeurs intérieures : la cire à parquet, l’eau de toilette de ma mère, un vague fumet culinaire de la veille.

    Nous descendons toutes deux, main dans la main, nous avons un peu froid, mais nous progressons ; enfin, sur les dernières marches, nous reconnaissons, enivrées, le parfum du 6 décembre…

    J’allume le grand lustre, celui qui permet de tout embrasser d’un seul coup, parce que nous sommes pressées de tout voir.

    Un panier d’osier trône devant la petite cheminée de bois, il déborde de mandarines pimpantes, mais aussi de chocolats brillants, de spéculoos croulants de cannelle, de fruits en massepain ; autour du panier s’amoncellent, pêle-mêle, quelques poupées au regard fixe et tendre, des jeux aux pions colorés, des livres entrouverts.

    Comme chaque année, nous sommes ébahies.

    Après un temps d’arrêt, nous nous précipitons avec des exclamations émerveillées vers ce grand désordre, nous voulons tout toucher, nous virevoltons d’un jouet à l’autre, nous rions.

    Nous interrogeons les poupées, seuls témoins du passage mystérieux du grand saint ; elles ont tout vu, elles savent… Puis nos regards se lèvent vers l’escalier : les parents, attendris et enlacés, nous observent avec bonheur, et j’entends distinctement, en écho, notre élan enthousiaste : « Merci, saint Nicolas ! »

    Nos voix enfantines vibrent d’émotion ; elles ont traversé le temps, la quiétude du monde de mon enfance m’envahit et je m’y plonge aussitôt.

    De plus en plus souvent ces dernières semaines, des images floues en instantanés aux bords estompés, des senteurs confuses, des sons assourdis puis ressuscités à la faveur d’une pensée ou d’un évènement reviennent flotter à la surface de ma mémoire. Pourquoi ces images, aussi lointaines qu’elles soient, sont-elles toujours exclusivement heureuses ? Mes chagrins étaient-ils donc si petits que je les ai oubliés ?

    Peu importe, je suis là, debout, devant mes oranges rondes et pleines, les narines frémissantes. Mes sens palpitent.

    Je regarde.

    Mon père exerce un métier à mes yeux absolument merveilleux : il est joaillier. Ce terme, bien plus aristocratique que celui de bijoutier, écrit en jolies lettres dorées sur la devanture de sa boutique, me paraît revêtu du comble de l’élégance. Je suis très fière de lui : une loupe vissée sur l’œil gauche, il examine avec précision et respect les pierres nues qu’il déballe précautionneusement d’un papier gris.

    Elles courent alors, tels des grains de sable, entre les plis. Il capture l’une d’elles à l’aide d’une pince vive et ferme ; il s’empare d’une autre, plus grosse ou déjà sertie, de ses doigts courts mais experts, puis, à travers la loupe, en silence, il l’oriente dans la lumière et la contemple en amoureux.

    Une à une, il les pèse puis les emballe à nouveau, triées, dans des rectangles de papier de soie très doux en y notant avec application leurs différentes qualités.

    Enfin, il les range dans des boîtes de carton anonymes, qu’il fait disparaître au coffre, un mastodonte blindé vert foncé, armé d’une serrure à code secret, sésame connu de lui seul.

    Dans le petit salon-bonbonnière tendu de tissu rouge et gris, je suis au spectacle : la vie quotidienne est besogneuse mais très drôle, car imprévisible. Des dames âgées, à la voix haut perchée, viennent en papotant faire réparer bagues ou bracelets usés et ternis par le temps ; des fiancés très épris choisissent leurs alliances avec sérieux et émotion sans se quitter des yeux.

    Puis viennent l’inévitable cadre moyen un peu prétentieux dont la montre a eu le culot de s’arrêter, la bourgeoise pimbêche dont le fichu collier de perles s’est rompu ; et enfin la jeune mère énervée, amenant sa petite fille :

    – Il faut lui percer les lobes des oreilles.

    Geste barbare que mon père exécute sérieusement, en blouse blanche, imbu de son pouvoir temporaire de chirurgien de campagne, dans une atmosphère d’un coup saturée de l’odeur d’éther ; il opère savamment, le pistolet à la main, aucunement troublé par les cris de goret du misérable bébé.

    Je respire.

    C’est l’odeur du magasin qui me remplit les narines maintenant, une odeur propre de métal froid ; l’or, l’argent n’ont pourtant pas d’odeur ! Sans doute est-ce le produit destiné à nettoyer les bijoux et à les faire briller qui, subtilement, imprègne l’air de cette odeur légèrement ferreuse.

    J’entends.

    Le glissement tremblant de la vitrine que ma mère ouvre de l’intérieur à l’aide d’une petite clé qu’elle porte à la ceinture : elle s’empare délicatement des présentoirs à bagues, multiples coussinets fendus d’où jaillissent discrètement des étoiles ou des fleurs. Les colliers, eux, s’étalent autour de cous artificiels capitonnés, très doux : draperies fragiles, ils oscillent quand on les dérange avant de les poser, un par un, sur un petit tapis de table, toujours foncé.

    Mes pierres préférées sont les brillants qui étincellent de mille feux, blancs, jaunes ou plus rarement bleus, un bleu d’arc-en-ciel léger, glacial que l’on croit capter puis que l’on perd avant de le retrouver.

    Je goûte l’instant.

    Je me tiens derrière le comptoir, admirative des trésors exposés, consciente de leur valeur, curieuse des échanges presque secrets entre mes parents et leurs clients, fière d’être admise dans ce saint des saints, gonflée d’importance dans mon rôle de surveillante, de temps en temps interrompu par le plaisir suprême de pouvoir façonner un emballage cadeau, toujours tout petit…

    Je vais d’abord quérir l’écrin adéquat, je le fais approuver, admirer par le client, je lui fais prendre conscience que lui aussi est un bijou ; ensuite, je coupe le papier, je le plie en donnant au paquet une allure extrêmement chic ; enfin, je termine mon œuvre par une légère ficelle dorée, un peu rigide, qui se plie à mes exigences et confère à l’ensemble une note féerique, aérienne, avant d’apposer en dernier lieu, avec un zeste de vanité, l’étiquette de la maison.

    Dans cet univers rutilant, le souverain, c’est mon père : il exerce son métier avec art et passion. Il vend et répare aussi de jolies montres, des horloges ; ces dernières sonnent évidemment toutes plus ou moins en même temps…

    C’est dans ce « plus ou moins » que réside l’aspect cocasse et énervant du passage de l’heure, car entre l’heure moins trois et l’heure deux sévit alors une redoutable cacophonie qui atteint son paroxysme lorsque le grossiste a livré un ou deux « Westminster », ignobles grosses pendules gainées d’acajou, qui égrènent pompeusement le célèbre carillon de Big Ben dans un flegme tout britannique : quatre notes… puis quatre notes encore reprises un ton plus bas. Je fredonne leur refrain et quelques larmes tièdes m’embuent les yeux, puis descendent au coin de mes paupières ; elles sillonnent mes joues, mon menton.

    Je suis allée rendre visite à mes vieux parents le mois dernier, j’ai aussi pleuré en sortant de chez eux, un chez-eux tellement différent de

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